John Winston « Ono » Lennon
Auteur-compositeur-interprète de rock et de pop britannique (Liverpool 1940-New York 1980).
Le 8 décembre 1980, à 22 h 52, un certain Mark David Chapman logeait deux balles dans le dos et deux autres dans l'épaule de John Winston Ono Lennon, âgé de quarante ans et deux mois. La scène se déroulait devant le Dakota Building, un immeuble de Central Park West où vécurent Boris Karloff et Lauren Bacall, et qui servit de décor du film de Roman Polanski Rosemary's Baby. L'arme était un calibre 38, numéro de série 577570, acheté à Bridgeport (Connecticut). L'assassin portait sur lui des cassettes avec quatorze heures d'enregistrement des Beatles, une bible et 2 000 dollars. Dans la journée, John Lennon et Yoko Ono avaient posé pour la photographe Annie Leibovitz : Lennon, nu, s'agrippe en position fœtale à Yoko, comme un homme-enfant qui irait enfin retrouver sa mère. Une époque ouverte le 6 juillet 1957 à Liverpool par la rencontre gémellaire Lennon-McCartney s'achevait à New York, rendant à tout jamais impossible la reformation du quatuor fabuleux. À l'orée des années 1980, Lennon mourait en retrouvant le monde qui avait été le sien, celui des Christs des années 1960, Kennedy et Martin Luther King. Le rêve était fini.
Un rocker du destin. La veille et le lendemain de sa naissance, la Luftwaffe bombardait Liverpool. Au long de la rivière Mersey, près des entrepôts de la Cunard Line, et plus tard à Hambourg, il fut un kid des docks qui crachait sa superbe amertume. Dès l'origine, quelque chose de voilé, de bizarre traverse la musique de John Lennon. « J'étais le guitariste fantôme », dira-t-il en 1974. À dix-sept ans, il avait perdu sa mère, Julia Stanley, renversée par un chauffard sur Menlove Avenue, le 15 juillet 1958. Au début de Mother, en 1970, on entend résonner un glas. À la fin du même disque, Lennon chante d'une voix étranglée « My mummy's dead ». Il y eut aussi Julia, cette chanson aux accents incestueux, sur l'Album Blanc, et le prénom de son premier fils, Julian. Lennon a dit avoir vu sa mère, vers 1955, danser avec bonheur sur Hound Dog et Don't Be Cruel d'Elvis Presley : le rock était le lieu de la mère morte, et l'écho réverbéré comme son ombre hantée. Au sein des Beatles, les titres signés par le jeune Lennon sont éloquents : ils disent l'amour orphelin, le regret, l'abandon — Not A Second Time, No Reply, I Should Have Known Better, You're Gonna Lose That Girl, I'm A Loser, Help, et, en écho testamentaire, sur son dernier album, en 1980 : I'm Losing You. Caustique, urgent, décalé, l'autodidacte Lennon avait dès l'époque Beatles affirmé sa signature : l'héroïsme et les attaques somptueuses, l'humour du « nonsense » et la ballade désespérée, les ornements arty et la fracture rock. Quelque chose en Lennon allait vers le délire, et la rencontre avec les drogues y aida. Que l'on écoute Rubber Soul (1966) : c'est un album-marijuana. Le clavecin sur In My Life, le sitar de Norwegian Wood, les harmonies dylanesques de Nowhere Man, la dentelle de Girl situent encore Lennon du côté de la joliesse, un garçon dans le vent devenu artiste sensible. Dans Revolver, on passe de l'autre côté. En signant Tomorrow Never Knows, hymne californien avant l'heure, Lennon ouvre un nouveau continent : voix lointaine, rythme hypnotique, bandes trafiquées. Un prolétaire de Liverpool mélangeait Lewis Carroll et Stockhausen, John Dowland et LSD, Tolkien et Roy Orbison pour créer des hymnes lysergiques, alchimie de studio d'où sortirent I'm The Walrus et Strawberry Fields Forever, Lucy In The Sky With Diamonds et All You Need Is Love, A Day In The Life (coécrit avec McCartney) et ces petits manifestes somnambules que sont I'm Only Sleeping ou I'm So Tired. Il y a dans les collages hallucinogènes du Lennon psychédélique quelque chose du conte de fées et de la terreur pure. Les prises d'héroïne aidant, un chemin s'ouvrit après 1968 vers une musique dont toutes les possibilités étaient explorées. Voir un titre comme Happiness Is A Warm Gun, sur l'Album Blanc : alternance de climats, douceur de ballade puis guitare saturée, paroles d'« héro-freak » et chœurs bubble-gum, lyrisme et manque — un sillon qui mène vers l'électricité marécageuse de Yer Blues, la sécheresse coupante de Come Together, l'angoisse cisaillée de Cold Turkey. Des états d'âme adolescents de 1963 à l'angst du junkie de 1969, Lennon fut le Beatle qui tira le groupe vers une dimension inattendue autant qu'universelle : celle de la douleur.
La sédition post-Beatles. À bien regarder la chronologie, le Beatle-Christ avait affirmé sa rupture dès novembre 1968. À cette date, il fait ironiquement coïncider la sortie de son album Two Virgins avec celle de l'Album Blanc des Beatles. Quand le groupe se sépare officiellement, en avril 1970, Lennon a déjà publié son second album expérimental (Life With The Lions, mai 1969), lancé la campagne War Is Over avec les deux bed-in d'Amsterdam et de Montréal, sorti les 45 tours Give Peace A Chance et Cold Turkey, joué avec le Plastic Ono Band au festival rock de Toronto, sorti le Wedding Album (novembre 1969), puis le single Instant Karma (février 1970), le tout en sandwich avec les sessions de l'album Let It Be (janvier 1969) et l'enregistrement d'Abbey Road (juin-août 1969). Dès 1964-1965, il avait publié deux livres, In His Own Write et A Spaniard In The Works, et joué seul en 1967 dans un film de Richard Lester, How I Won The War. C'est dire que la sédition de Lennon travaillait le cœur des Beatles depuis des années, en conflit avec le désir intempérant de meneur affiché par Paul McCartney. Fin 1966, Lennon avait rencontré Yoko Ono, plasticienne d'avant-garde proche de John Cage et de La Monte Young, participante occasionnelle des happenings de Jean-Jacques Lebel. Si la première épouse de Lennon, Cynthia, se teignait en blond pour ressembler à Brigitte Bardot, le Beatle crut trouver en Yoko une femme « du genre de Juliette Gréco » — intellectuelle, énigmatique, sensuelle. La fin des Fab Four se fit par passage au couple fusionnel Yoko-John, ratifié par le titre témoin des Beatles The Ballad Of John And Yoko (sur lequel Paul McCartney ne jouait pas).
Au printemps 1970, John Lennon redevient un orphelin libre. Dix années durant, il va définir un son post-Beatles : l'écho spectorien ; la voix amère et mythique, réminiscente des Fab Four ; la batterie implacable ; les « Well Well » rageurs ou rêveurs ; les échappées freak out et les modulations mélodiques. Sept albums officiels, plusieurs compilations et CD posthumes, de nombreux pirates. Si la discographie solo de John Lennon reste globalement en deçà de celle des Beatles, elle en constitue le codicille le plus habité, le plus émouvant. En écrivant son autobiographie musicale au fil des années, Lennon faisait le deuil du quatuor de Liverpool en même temps qu'il préparait le sien. Explorateur de libertés, star mettant à nu l'illusion où il avait triomphé, Lennon inventait des attitudes. Après les lunettes rondes, la Rolls psychédélique et les séjours chez le Maharishi, ce furent les photos en tenue d'Adam et les pianos blancs, les cheveux ras et les films underground, le flirt avec la gauche radicale (Abbie Hoffmann, Jerry Rubin, David Peel) et les silences à la Howard Hughes. Lennon, maître des images, faisait sans cesse la théorie des systèmes dans lesquels il s'impliquait. Avec lui, la génération rock and roll affronta les rivages inconnus de la maturité : pôle d'identification, il fut le chroniqueur du retour au réel. En décrétant à la fin des Beatles que le rêve était fini, il tirait le rideau à la fois sur les « swinging sixties » et les espoirs de révolution.
Paru en décembre 1970, le premier opus solitaire de John Lennon causa une vraie commotion. Lennon était entré en studio avec Ringo Starr, le bassiste Klaus Voorman (ami des temps de Hambourg et graphiste de la pochette de Revolver), l'organiste Billy Preston (déjà présent sur l'album Let It Be) et le légendaire producteur Phil Spector, qui avait, sur les instances de Lennon et de Harrison et contre l'avis de McCartney, réorchestré les bandes de Let It Be et venait de travailler sur le triple album de George Harrison, All Things Must Pass. Lennon sortait d'une thérapie avec le docteur Arthur Janov, théoricien du primal scream : en retrouvant le cri primitif, le hurlement archaïque du nourrisson, on expurge ses névroses d'enfance. La pochette du disque, vierge d'inscriptions, montrait au recto le couple John-Yoko alangui sous l'arbre d'un parc anglais, et au verso une photo de John à l'âge de quatre ans. L'album est comme un journal de cure : avec un extraordinaire dénuement lyrique, Lennon lacère son passé et crache sa colère. Les guitares hachées, le piano percutant et réverbéré, les rythmes lourds (un inhabituel 12/8 sur Mother) servis par le jeu dépouillé de Ringo Starr créent une tension musicale stupéfiante. Sur trois titres (Mother, I Found Out, Well, Well, Well), on entend Lennon arracher de ses entrailles le cri janovien. Il y a aussi des ballades (Love), pour ne pas oublier que Lennon est l'auteur de Dear Prudence et de Across The Universe. Mais deux titres surtout furent commentés : Working Class Hero, protest-song avec lequel Lennon inaugure sa veine politique (et parfois ennuyeuse), et God, véritable exercice d'apostasie (« Dieu est un concept par lequel nous mesurons nos peines ») où Lennon énumère en un crescendo dramatique toutes les croyances qu'il abjure (Elvis Presley, les mantras, Jésus, le Tao-te-king, Bob Dylan, les Beatles, etc.), pour lâcher finalement : « Je ne crois qu'en moi, Yoko et moi », avant de conclure : « Le rêve est fini. » Vingt-cinq ans plus tard, l'album Plastic Ono Band reste un ovni du rock, et le meilleur album solo de Lennon. Commentaire de Paul McCartney en 1989 : « John était vraiment un chic type, mais il criait beaucoup. ».
Entre sérénité et paranoïa. Le disque fut reçu avec stupeur ou ferveur, et ne plut guère aux filles. Moins d'un an plus tard, après avoir intercalé le single Power To The People, Lennon sortait le 33 tours Imagine (octobre 1971). C'est le dernier album anglais de John Lennon avant l'exil aux États-Unis. Époque où il vit à la campagne, lacs et serres du domaine de Tittenhurst, bâtisse géorgienne avec piano blanc et temple Krishna dans le jardin. Lennon y retrouve une ligne plus irénique : couleurs musicales alternées, section de cordes, invités multiples, guitare onctueuse de George Harrison, production post-Beatles de Phil Spector. Le disque s'ouvre sur un hymne du XXe s., Imagine, superbe et touchante apostrophe baba cool, qui reste le symbole de la carrière de Lennon après 1970. Hommage de rigueur à Mrs Lennon (Oh My Love, Oh Yoko), reprise d'un titre écarté des séances de Let It Be (Child Of Nature, devenu Jealous Guy, plus tard revisité par Roxy Music) et, surtout, ouverture de querelle contre Paul McCartney avec le titre How Do You Sleep ?, où Lennon accuse son jumeau de composer de la « muzak », d'avoir conçu Sgt Pepper par mégarde, et autres amabilités. En contrepoint sardonique à la couverture de l'album Ram, où McCartney apparaissait tenant un bélier par les cornes, Lennon a glissé dans l'album une photo où on le voit agripper un cochon par les oreilles. Moins de trois ans plus tôt, la paranoïa de Lennon l'avait conduit à penser que les paroles de Get Back (composée par McCartney) s'adressaient à Yoko. Cette brouille entre frères ennemis de Liverpool passionna les gazettes, sans que celles-ci relèvent que ces insultes d'amour-haine masquaient aussi un désir de recommencer, et parfois comme une identification amoureuse de John avec Paul (« the walrus was Paul », chante Lennon dans Glass Onion ; mais dans God, il dit de lui-même : « I'm the walrus »).
En septembre 1971, John et Yoko s'installent à New York. En flirt poussé avec les milieux de l'extrême gauche hippie, victime des chicaneries de l'administration Nixon pour l'obtention d'une carte de résident, Lennon s'acoquine avec un groupe de rock énergique et greasy, Elephant's Memory, qui l'accompagne sur une moitié du double album Some Time In New York City, sorti en juin 1972. Conçu comme un journal de bord du couple Lennon à l'écoute des misères du monde, c'est un manifeste « politiquement correct » avant la lettre, avec des vocaux alternés entre John et Yoko. On y évoque la cause des femmes (Woman Is The Nigger Of The World, Sister Oh Sister), les combats de l'IRA (Luck Of The Irish), l'incarcération du militant John Sinclair ou l'électricité de la Big Apple (New York City). En bonus, le second volet du double 33 tours présentait des jams de Lennon sur scène, notamment avec les Mothers of Invention de Frank Zappa : un brouillon sonore orné des cris de Yoko, et cette annonce nostalgique au début d'une reprise de Baby Please Don't Go : « Voici une chanson que je jouais à la Cavern de Liverpool. » Le disque fut très mal reçu. À trente-trois ans, Lennon entame alors une américanisation désenchantée et prospère. Il achète un appartement dans le Dakota Building, entre en démêlés judiciaires avec l'homme d'affaires Allen Klein pour les royalties des Beatles, puis quitte Yoko et New York pour s'installer à Los Angeles avec un clone d'Ono, une certaine May Pang. C'est le début du lost-week end. Plusieurs mois durant, il vit dans une brume d'alcool et de fêtes avec Harry Nilsson, Keith Moon et Ringo Starr, entrant en studio pour enregistrer Mind Games (novembre 1973), une copie desséchée d'Imagine, avant de se retrouver en octobre 1974 avec l'album Walls And Bridges. Production somptueuse, présence d'Elton John sur le hit Whatever Gets You Through The Night, guitare suave de Jesse Ed Davis, ce disque sous-évalué contient quelques-unes des plus belles chansons de Lennon, amères et poignantes, dont N° 9 Dream et Scared. Le « week-end perdu » prend fin le 28 novembre 1974, lorsque Lennon rejoint Elton John sur la scène du Madison Square Garden (version de I Saw Her Standing There) et se raccommode en coulisses avec Yoko Ono. Dans la foulée paraît en février 1975 l'album Rock'n'Roll. La couverture promet : photo tremblée de l'époque Hambourg, blouson de cuir et bottes noires, portrait du rocker en jeune chien. Le contenu déçoit : Lennon, qui avait à deux reprises eu rendez-vous avec son passé rock and roll (sur l'album live du Plastic Ono Band à Toronto, en 1969, avec Eric Clapton à la guitare, et pendant les shows TV de février 1972 où il joue avec Chuck Berry), a réenregistré contractuellement un album de reprises, bouffi d'emphase, sans tranchant malgré la présence de Phil Spector aux consoles, avec çà et là une perle, dont un Stand By Me très inspiré. Sur le dernier titre, on peut entendre ces mots de Lennon : « Et nous vous disons donc adieu en direct des studios Record Plant. » Lennon va se taire pendant cinq ans, si l'on excepte une collaboration avec David Bowie sur l'album Young Americans (Fame), un titre écrit pour Johnny Winter (Rock'n'Roll People), et un autre pour Ringo Starr (I'm The Greatest). En octobre 1975 naît son fils Sean. Lennon, que le magazine Fortune classe dans les 400 plus grosses fortunes américaines, achète une ferme dans les Catskills, donne dans le bouddhisme claustral et la mystique macrobiotique, vivant muré dans ses 30 pièces du Dakota Building entre les Jeunes Filles au bord de la mer de Renoir et un sarcophage égyptien de la xxvie dynastie. Années cloîtrées, abouliques, régressives. Il faudra attendre l'été 1980 pour que John Lennon, pendant une croisière aux Bermudes, se remette à composer.
Derniers rappels. L'album Double Fantasy sort à l'automne 1980. Les titres de Yoko alternent avec ceux de John (d'où l'intérêt de la compilation postérieure, The John Lennon Collection, qui ne retient que les titres de Lennon). Servi par le son net et carré du producteur Jack Douglas, Lennon revient en force avec quelques titres ciselés. Starting Over joue l'hommage aux Beach Boys (la mélodie est proche de celle de Don't Worry Baby) ; Woman est une sucrerie craquante ; I'm Losing You du pur Lennon, tragique, tendu, avec mur de guitares hantées ; et Watching The Wheels, parfois décrit comme un Imagine à l'envers, esquisse le portrait d'un homme de quarante ans qui revient à lui-même. Lennon est alors plein d'un désir de retour : il enregistre les maquettes que l'on éditera (inachevées) sur Milk And Honey, aurait gravé plusieurs titres avec le groupe Cheap Trick, voulait travailler sur un album de Ringo Starr et préparait un Double Fantasy Tour où, selon Jack Douglas, « il aurait joué en scène I Want To Hold Your Hand et Strawberry Fields Forever avec des arrangements incroyables ». La reformation des Beatles se profilait à l'horizon. Quatre balles se chargèrent de figer le mythe pour toujours. « They're gonna crucify me », chantait Lennon en 1969.