Jean Cocteau
Écrivain et cinéaste français (Maisons-Laffitte 1889-Milly-la-Forêt 1963).
Une méfiance instinctive entoure les êtres que la nature a comblés de ses dons. Un piège les attend. Agilité d’esprit, brillant, virtuosité conduisent facilement au manque de profondeur, à la gloire éphémère. Nul plus que Cocteau n’était exposé à y tomber. Son intelligence précoce, son appartenance à la haute bourgeoisie parisienne le projettent, à peine adolescent, au premier plan de l’actualité littéraire et mondaine. Ses vers (la Lampe d’Aladin, 1909 ; le Prince frivole, 1910) sont lus du Tout-Paris.
Mais l’enfant chéri de la société élégante d’avant la Grande Guerre risquait de ne demeurer qu’un dandy des lettres pour la postérité. Par trop de succès, souvent scandaleux. Par trop de multiples facettes à son talent : théâtre, de Parade (1917) à Bacchus (1952) ; roman, de Thomas l’Imposteur (1923) à la Fin du Potomak (1940) ; art graphique, de Dessins (1923) à la décoration de la chapelle de la Vierge (église de France, Londres, 1959) ; essais, du Rappel à l’ordre (1926) à la Corrida du premier mai (1957) ; poèmes, d’Opéra (1927) à Requiem (1962) ; cinéma, du Sang d’un poète (1930) au Testament d’Orphée (1959). Toute sa vie, Cocteau a cherché le renouvellement, tournant chaque fois le dos à l’œuvre précédente. C’est sans doute une des raisons de la distance que les surréalistes gardèrent toujours avec celui autour de qui ils voyaient flotter comme un halo de dilettantisme. Grief peu justifié. Dès 1913, Cocteau s’éloigne résolument de la facilité. Soumission lucide et volontaire à l’inspiration en même temps que discipline, la poésie est un engagement de l’être entier, et non un simple état social se réduisant à un métier (le Secret professionnel, 1922). Désormais, Cocteau va poursuivre sa recherche poétique non seulement à travers des poèmes comme la Crucifixion (1945-46) ou Clair-Obscur (1955), mais dans son œuvre entière : Poésie de roman, Poésie de théâtre, Poésie critique, Poésie graphique ou Poésie cinématographique. Le poète doit s’enfoncer dans le mystère de son inconscient, quoi qu’il en coûte, avec cette « lucidité de plante et d’animal » dont il parle dans le Potomak (1913-14). Il faut qu’il obéisse aux forces obscures qui sont en lui (Journal d’un inconnu, 1952). Il rejette également la fausse auréole de mystère, d’ésotérisme des écoles à la mode. Si on repousse les disciplines traditionnelles, il faut s’en forger à soi (le Rappel à l’ordre), s’engager jusqu’aux risques extrêmes. Une telle « exigence » explique la continuelle surveillance que Cocteau exerce sur le langage afin de régénérer la valeur du mot, de lui redonner son sens (les Mariés de la tour Eiffel, 1921 ; publié en 1924), son admiration pour Radiguet, dont le classicisme volontaire rejoint son effort vers plus de rigueur, et cette intensité qu’il atteint parfaitement dans les Parents terribles (1938) par exemple. En réflexe de défense contre la facilité du mystère, Cocteau l’habille souvent de concret. On peut voir l’ange Heurtebise sous les traits d’un vitrier, la Mort sous ceux d’une jeune femme. Les Enfers revêtent l’apparence de la Zone. Parfois, le mystère va jusqu’à se dépouiller de tout insolite, comme dans le scénario du film l’Éternel Retour (1943). De cela même naît un merveilleux propre à Cocteau, tandis que, petit à petit, se dégagent les grands thèmes d’une œuvre dominée par le tragique de la destinée humaine. L’homme n’est pas libre. Même les divinités, dans l’univers de Cocteau, ne possèdent pas leur libre arbitre. Le Sphinx, qui gémit « j’en ai assez de donner la mort », et Anubis nous dévoilent que « les dieux possèdent leurs dieux » (la Machine infernale, 1934). Le sort est stupide. Et aveugle. Il multiplie les avertissements. Mais pour mieux écraser ensuite les humains. Et alors se dessine une éthique courageuse. L’homme lutte pour être libre, quitte à choisir la mort que le sort lui réserve (l’Aigle à deux têtes, 1946). Il provoque le destin. Orphée, Œdipe, Esther, dans les Monstres sacrés (1940), n’acceptent pas le bonheur illusoire fondé sur l’ignorance, même s’ils doivent en souffrir cruellement.
C’est la lutte entre le mensonge et la vérité, lutte guidée par le poète amoureux de l’absolu, incarné par Orphée et que l’on reconnaît encore sous les traits de Galaad (les Chevaliers de la Table ronde, 1937). C’est aussi, pour Cocteau, cette nostalgie de l’univers enfantin et adolescent ainsi que cette prédilection pour la terrible innocence de jeunes héros (Thomas l’Imposteur, 1923 ; les Enfants terribles, 1929 ; Bacchus, 1952), car elle est un gage de plus dans l’approche de la vérité singulière, seule valable, et de l’absolu. À l’écart de tous les systèmes, de toutes les chapelles, Cocteau s’est refusé au « confort » des idées établies. On le trouve désinvolte, provocant. Il déroute, irrite, étonne et envoûte. Pourtant, le voile d’illusion tendu par le magicien ne saurait dissimuler la réalité profonde d’une mythologie qui se situe au cœur des hantises familières du monde moderne et d’une philosophie sans désespérance, tonique même, à l’image de son auteur quand il disait : « Je suis un pessimiste optimiste. »
Écrivain, cinéaste, dessinateur, peintre (chapelles à Villefranche-sur-Mer, Milly-la-Forêt), ses créations sont autant de « projections » qui éclairent une époque et la transforment, en lui donnant l'occasion de regarder sans cesse « ailleurs ». (Académie française, 1955.)