Heinrich Schütz
Compositeur allemand (Köstritz, aujourd'hui Bad Köstritz, Thuringe, 1585-Dresde 1672).
Une biographie sans anecdotes
Rarement biographie a offert aussi peu d'attraits romanesques ou anecdotiques que celle de Heinrich Schütz. Séparée de son œuvre, elle ne présente pas de réel intérêt. Replacée dans son contexte de créativité, elle projette sur sa production un éclairage essentiel à sa compréhension. La vie quasi monacale du Kapellmeister de Dresde, consacrée à un labeur acharné et incessant, est enracinée en une foi qu'aucune des dures épreuves familiales ou professionnelles qu'il subira ne parviendra à ébranler. Entièrement orientée vers l'expression concrète d'une croyance constamment « ressourcée » à la lecture et la méditation des textes saints, elle témoigne toujours d'une rare charité. Elle est exclusivement et intimement liée à l'élaboration d'un message autant spirituel que musical. Indissociable de sa vie, l'œuvre de Schütz, telle un miroir, en reflète l'image idéale.
Un archaïque et un novateur
Aîné de la trinité qu'il forme avec Samuel Scheidt (1587-1654) et Johann Hermann Schein (1586-1630), Heinrich Schütz en est de loin le plus représentatif. C'est à ce titre qu'il doit être considéré comme le fondateur de l'école allemande, laquelle, au début du xviiie s., va engendrer l'un des plus grands génies de tous les temps : Jean-Sébastien Bach.
Schütz se situe à la croisée de deux époques et de deux cultures. Héritier de Giovanni Gabrieli et de Claudio Monteverdi, il se rattache davantage à l'esthétique de la pensée allemande, qui le maintient curieusement en retrait du modernisme de ses propres maîtres. Séduit maintes fois par le baroque, il revient finalement à l'expression grandiose mais quelque peu austère du langage renaissant, qui s'accorde mieux à son rigorisme religieux.
Il est archaïque, certes, mais il est aussi novateur dans l'élaboration d'une expression musicale entièrement soumise aux exigences de la liturgie luthérienne, sans toutefois – et paradoxalement – se référer jamais au choral. Novateur encore dans la synthèse, qu'il sera le premier à réaliser, d'une ample polyphonie linéaire en imitation et d'un lyrisme madrigalesque italien, dont l'épanchement naturel et les élans démonstratifs sont modérés par une réserve toute germanique.
Un grand symboliste
Cette esthétique musicale, qui bannit toute facilité et toute vulgarité, engendre chez Schütz un langage d'une dimension profondément personnelle, en tant qu'elle allie symbole religieux et symbole musical dans un message à l'inépuisable contenu.
Certes, l'expérience symbolique n'est pas neuve. L'homme a besoin de « mythes conducteurs » (Nietzsche). Les partitions musicales médiévales ou renaissantes, riches d'éléments évocateurs, le montrent bien. Ce fut en effet le souci constant des compositeurs de vivifier le sens de certains mots ou de certaines phrases, en tant que le symbole, au contraire de la simple idée descriptive avec laquelle il serait faux de le confondre, est avant tout fécondant.
Débiteur en cela des madrigalistes italiens, qui ont magnifiquement exploité ce principe expressif, Schütz se conforme à la règle. De ce point de vue, il est un des plus grands précurseurs de Bach. Dès les madrigaux italiens de 1611 se précise chez leur auteur cette volonté d'une symbolique qui ira en s'amplifiant dans ses œuvres religieuses. Aussi convient-il de cerner par quels moyens Schütz se crée son propre univers symbolique. Ces moyens sont multiples, étendus, variés, subtils et nuancés, en un mot intrinsèques à la langue musicale. C'est, par exemple, un enchaînement harmonique inattendu, une instrumentation choisie, une courbe mélodique imagée, un rythme évocateur ou encore la tension douloureuse d'un chromatisme, le climat d'une tonalité inhabituelle… Tant d'évocations dont l'atmosphère peut être amplifiée par l'interprétation, dont Schütz, dans la préface de ses recueils, a toujours souligné la réelle importance.
Pour le fondateur de l'école allemande, cette puissance symbolisante de la musique religieuse permet à tout homme d'accéder à cette communion qu'il désire avec son Créateur.
Un compositeur fécond
Ce n'est que lentement, et après de nombreuses hésitations, que Schütz se décida à embrasser la carrière de musicien. Aussi faut-il attendre 1611 pour qu'il publie sa première œuvre, Il Primo Libro de Madrigali, dix-huit madrigaux italiens à cinq voix, en hommage au landgrave Maurice de Hesse-Cassel, à qui il doit son séjour auprès du célèbre G. Gabrieli et sans doute sa destinée musicale. Mais, jusqu'en 1671, une année avant sa mort, ce sont quelque cinq cents compositions essentiellement vocales et en majorité religieuses qui naîtront sous sa plume. Si l'on excepte les madrigaux, la totalité de sa production profane, comprenant en particulier Dafne, le premier opéra allemand (1627), est aujourd'hui perdue.
Après sa première tentative madrigalesque, très influencée par les modèles italiens, Schütz passe directement au somptueux style concertant, avec la publication, en 1619, à Dresde, de l'important recueil des Psaumes de David (Psalmen Davids). Ces vingt-six « psaumes allemands écrits à la manière italienne » constituent, en même temps que son premier opus religieux, le point de départ d'un style fortement personnalisé. La disposition de plusieurs chœurs puissamment contrastés s'inspire de la pratique polychorale vénitienne. Mais l'innovation réside surtout ici dans la déclamation verticale in stile recitativo de la langue allemande, dont le verbe engendre à la fois le rythme et l'harmonie, aux recherches symboliques parfois poussées. Avec ces Psaumes, un style proprement germanique est né.
Désireux de toujours conquérir de nouveaux modes d'expression, Schütz écrit en 1623 un oratorio qui allie à la nouvelle monodie l'ancienne forme du motet : l'Histoire de la résurrection du Christ (Auferstehungshistorie). Le compositeur caractérise chacun des personnages par un accompagnement approprié, tandis que la narration de l'évangéliste évolue entre une déclamation libre et mesurée qui renforce les points essentiels du texte.
Après l'expressive monodie de l'Histoire de la résurrection du Christ, Schütz revient à une écriture contrapuntique très élaborée, en publiant en 1625 les Cantiones sacrae, recueil de motets latins à quatre voix et continuo. Mais cet ample contrepoint, qui s'apparente à l'ancienne forme, laisse une large place aux éléments concertants et madrigalesques. L'utilisation d'intervalles inhabituels, du chromatisme ou de mouvements mélodiques créant une tension harmonique montre à quel point Schütz veut faire partager l'émotion ressentie à la méditation des textes qu'il traite, dont, entre autres, certains écrits de saint Augustin.
Au cours du second séjour qu'il fit à Venise, en 1628-1629, Schütz fit paraître la première partie des Symphoniae sacrae, consistant en vingt concerts spirituels latins de trois à six voix et instruments obligés. Le style concertato quasi monteverdien se manifeste au premier plan dans ce recueil, comme dans les deux suivants, sur texte allemand cette fois, qui allaient voir le jour en 1647 et en 1650.
Œuvre de commande d'Heinrich Posthumus von Reuss, les Musikalische Exequien de 1636 sont la première tentative d'un requiem allemand. Ces « obsèques musicales » tiennent à la fois, par la grande fresque à deux chœurs de la seconde partie, des Psaumes de 1619 et, par la totale liberté d'expression des voix solistes, des Petits Concerts spirituels (Kleine geistliche Konzerte), dont le premier volume parut en cette même année 1636 (2e volume, 1639).
La guerre de Trente Ans ayant complètement désorganisé la chapelle de l'Électeur de Saxe, Schütz se trouve désormais à la tête d'un ensemble vocal et instrumental fort réduit ; il imagine alors ces Petits Concerts, pages brèves, mais audacieuses dans l'écriture comme dans la pulsion dynamique qui les anime et dans la richesse du coloris instrumental.
Si l'influence de C. Monteverdi est encore sensible dans les Sept Paroles de Jésus en croix (Sieben Worte Christi), dont la composition date probablement de 1645, c'est surtout avec austérité et archaïsme que Schütz se penche sur les paroles du Rédempteur. Deux chœurs introductif et conclusif à cinq voix, nobles et douloureuses méditations, enserrent une succession de récitatifs. Ceux de l'évangéliste sont soutenus par la seule basse continue, tandis que deux dessus instrumentaux accompagnent ceux de Jésus. Des « sinfonia » viennent prolonger ou annoncer le climat de certaines paroles.
Cet archaïsme s'accentue davantage encore avec la Passion selon saint Luc (1653), la Passion selon saint Jean (1665) et la Passion selon saint Matthieu (1666). Volontairement, le compositeur abandonne l'accompagnement ou le commentaire instrumental pour retrouver et donner libre cours à une déclamation dépouillée, quasi grégorienne, en une écriture résolument modale qui oppose aux chœurs de foule les principaux acteurs de ce drame.
Deux années avant les dernières Passions, Schütz avait fait paraître un nouvel oratorio, l'Histoire de la Nativité (Weihnachtshistorie). Les principes d'écriture les plus nouveaux, principalement ceux de l'opéra italien, y sont employés. La symphonie, haute en couleur par une sélection minutieuse des timbres ou, au contraire, par des associations délicates et savoureuses, vient renforcer l'atmosphère et le sens expressif ou symbolique des principaux passages.
En conclusion de cette étonnante production, le Magnificat allemand à double chœur est l'ultime composition du maître. Âgé de quatre-vingt-six ans, Schütz a, en cette année 1671, perdu en partie la vue et l'ouïe. Comme pour marquer l'achèvement d'un cycle, il retrouve le récitatif déclamatoire des Psaumes de David dans cette page grandiose, œcuménique, en dehors du temps. Avec une œuvre aussi abondante et géniale, l'imposante stature de Schütz domine incontestablement le xviie s. allemand.