Hannah Arendt
Philosophe américaine d'origine allemande (Hanovre 1906-New York 1975).
Universitaire de renom aux États-Unis, solidaire des victimes du totalitarisme dont elle a analysé les conditions d’émergence, Hannah Arendt a mené une réflexion originale et essentielle, qui a fait surgir la notion de crise de la culture allant de pair avec la perte du sens de la tradition.
Une vie dans le monde
Issue d’une famille juive aisée et cultivée, Hannah Arendt fait de brillantes études secondaires puis universitaires en philosophie, philologie et théologie. Liée dès 1925 avec Martin Heidegger, qui marquera profondément sa vie intellectuelle tout autant que personnelle, elle suit aussi les cours de Edmund Husserl et de Karl Jaspers, sous l’égide duquel elle soutient sa thèse : « le Concept d’amour chez saint Augustin ». En 1933, elle fuit l’Allemagne nazie et se réfugie en France, où elle apporte son aide à de jeunes Juifs qui veulent émigrer en Palestine. Accueillie une première fois aux États-Unis en 1941, elle se fait naturaliser américaine en 1951. La même année, elle publie son ouvrage majeur, les Origines du totalitarisme, dont les trois volumes paraîtront en français sous les titres le Système totalitaire (1972), Sur l’antisémitisme (1973) et l’Impérialisme (1982).
Auteure également de Condition de l’homme moderne (1958) et de la Crise de la culture (1961), Hannah Arendt assiste à Jérusalem au procès du nazi Adolf Eichmann et publie ensuite les articles qu’elle consacre à l’événement (Eichmann à Jérusalem, 1963). Chargée de cours dans les plus grandes universités américaines, elle obtient en 1963 la chaire de science politique à Chicago, puis est nommée en 1967 à la New School for Social Research de New York. Son dernier livre, la Vie de l’esprit (posthume, 1978), réunit les textes de conférences sur les thèmes de « la Pensée » et de « la Volonté ».
La vie de l'esprit
Loin de tout esprit de système, Hannah Arendt déclare faire de la « théorie politique » plutôt que de la philosophie. Elle s’efforce de comprendre la réalité dans sa complexité, en utilisant à la fois les apports de la pensée grecque et ceux de la pensée moderne. L’objet principal de sa réflexion est l’humanité de l’homme. L’humanité n’est pas seulement l’ensemble des hommes ; elle est aussi la qualité propre à l’homme, celle qui le distingue de la bête ou du monstre barbare. Cette qualité est fondée essentiellement sur la mémoire, c’est-à-dire sur la conservation de réalités susceptibles de lier les générations, de constituer un sens irréductible aux logiques de pouvoir. La production de biens voués à disparaître par leur usage n’est pas à proprement parler humaine : elle satisfait seulement à l’urgence de la vie ; l’homme, en cela, ne se démarque pas de l’animal, mais est ce qu’on peut appeler un animal laborans.
Ce n’est que par la production d’une œuvre offerte à la contemplation que le lien humain se tisse au-delà des limites temporelles : une idole cycladique, une cathédrale témoignent de l’humanité de l’homme et contribuent à former un monde, une cohérence signifiante dont l’homme individuel est partie prenante. Ainsi, on peut comprendre que la crise de la culture est crise de la mémoire. La modernité, qui se caractérise par le culte de la nouveauté, a indirectement favorisé la crise de la culture. En effet, la valorisation de la nouveauté pour elle-même conduit à une forme de violence : l’abolition des héritages, le refus de la transmission détruisent les liens entre le présent et le passé.
L'analyse du phénomène totalitaire
Le totalitarisme, sous les formes du nazisme et du stalinisme, ne ressemble à aucun autre système politique. Les typologies classiques définissent, en effet, les régimes par leurs règles institutionnelles. Or, le totalitarisme bafoue les principes même de l’État de droit ; il repose essentiellement sur la terreur et sur l’idéologie.
La terreur abolit tous les liens entre les personnes et les communautés qui constituent la société : sans la liberté qu’octroient les liens interpersonnels, les individus sont sous le contrôle du pouvoir discrétionnaire. L’individu, dépossédé de tout lien avec les autres, avec le monde et avec le passé, connaît la « désolation », le délaissement le plus radical.
L’idéologie est une représentation du monde qui prétend devenir réalité. Le totalitarisme affirme ainsi une loi de développement implacable, la société sans classes dans le communisme ou la race pure dans le nazisme. Toute réalité est soit moyen soit obstacle ; aucun domaine ne saurait y échapper. Le questionnement sur le sens de la vie est aboli au profit d’une vérité totalisante, qui s’impose par la violence d’État.
Le totalitarisme est étroitement lié à la crise de la culture : la perte du sens de l’histoire entraîne une perte du sens du relatif ; l’oubli de la complexité conduit à un abandon de la réflexion sur les fins. La logique totalitaire supprime ainsi le sens de la liberté et de la responsabilité individuelle : l’individu se perçoit lui-même comme un rouage du système. Dès lors, le mal tel que l’incarne Eichmann apparaît non plus sous les traits de l’horreur mais sous ceux de la banalité. La banalité du mal est l’expression la plus abominable de la crise de la culture, de la déresponsabilisation.
Pour surmonter la tentation totalitaire, il faut retrouver la possibilité d’un espace public de discussion. Selon Hannah Arendt, l’individu pensant doit pouvoir rendre sa pensée compréhensible par n’importe qui et s’offrir ainsi à la critique de tous les autres sujets pensants. La condition de la pensée rigoureuse est une condition même de la démocratie.