Guillaume de Machaut ou Guillaume de Machault
Musicien et poète français (Machault, près de Reims, vers 1300-Reims 1377).
L'art poétique et musical
Musique et rhétorique proposent leur double énigme au lecteur soucieux d'analyser l'œuvre de notre plus grand poète du xive s. Compositeur lucide et méthodique, Guillaume de Machaut nous explique dans son Prologue le secret de ses recueils si bien ordonnés. Les principes formels, associés à la thématique amoureuse, font de son art poétique une alchimie morale qui, transformant en joie la tristesse humaine, peut se comparer au pouvoir magique d'Orphée ou de David.
Il est vrai que la science musicale et le talent du versificateur, prolongeant le pouvoir créateur d'une nature abstraite et métaphysique, permettent à Machaut de définir pour plus d'un siècle les genres lyriques cultivés dans les cours princières. Discipline harmonieuse du sentiment, le chant prend la forme de motets, de lais, de complaintes, de rondeaux, de virelais et de ballades. Le texte y est soumis à des structures complexes, déterminant les recherches de rythmes et de rimes, dont la variété s'ingénie à multiplier les ressources d'un vocabulaire limité par les conventions courtoises. Déjà l'enchaînement des strophes a sa propre logique : on va d'une exposition à une conclusion par une explication. Dans certains genres, le retour du refrain oblige à un ajustement de la sentence à ses différents contextes. Le recours à de petites unités métriques fragmente la phrase selon les pauses que soulignent les rimes :
Doulz amis, oy mon compleint
a toy se pleint
et compleint
par deffaut de ton secours
mes cuers qu'amours si contraint
que tiens remeint
dont mal meint
ay, quant tu ne me secours.
Le poète se sert de la tension entre la logique de la phrase et la mécanique de la strophe pour transfigurer les signes du discours. Les virelais, ou chansons baladées, sont particulièrement remarquables à cet égard. Les lais, grandes œuvres lyriques plus ambitieuses, varient les formules métriques en multipliant par 2 ou 4 une combinaison de vers renouvelée de strophe en strophe, par exemple :abba/abba/abba/abba//aaab/aaab/aaab/aaab//, etc. Ainsi se définissent des « tailles nouvelles », dont Machaut n'a pas inventé les principes, mais dont il précise les styles respectifs pour en faire, au total, un système poétique à la fois riche, varié et rigoureux.
Ce système se superpose parfois à celui de la musique. Les manuscrits du poète nous ont gardé, outre une messe et un canon (« hoquet »), les mélodies qu'il a lui-même composées pour plus d'une centaine d'œuvres poétiques. Ainsi, les chants, notamment les virelais, grâce à leur rythme et à leur mélodie, prennent place dans une évolution du style musical qui aboutira à l'air de cour, au madrigal. Mais un grand nombre de pièces sont remarquables par leur technique polyphonique. Sans avoir toutes les audaces de l'Ars nova, le musicien tire parti des possibilités d'association de deux, trois ou quatre voix et instruments. Il ne recherche pas la fioriture, mais travaille à l'ajustement soigneux d'architectures mélodiques aux niveaux étagés. Les motets et quelques ballades sont à la pointe de cette recherche. Ainsi, sur le support d'un « tenor » emprunté au chant grégorien ou à un air populaire, on s'efforce d'équilibrer la mélodie plus développée du « motet » et celle du « triplum », plus bavard encore, ce qui oblige à chercher un dénominateur commun, une formule que l'on multiplie selon les étages. Ici se retrouve la fonction première de la métrique, qui est d'unir mathématiquement les textes et les mélodies. Parfois, le contenu même de ces chansons reflète le principe de superposition. Sur le « tenor » Fiat voluntas tua, qui résume la résignation chrétienne, un « motet » formule une loi du stoïcisme amoureux : Qui plus aime plus endure, cependant que le « triplum » raconte les malheurs du poète amoureux d'une dame sans merci. Mais le contraste entre plusieurs thèmes combinés n'est qu'un des nombreux aspects de la chanson. La musique aggrave l'écart et la tension entre la logique de la phrase et la structure formelle. Les silences y sont soulignés avec force. Inversement, les mélismes et les notes tenues font éclater les proportions modestes du texte des rondeaux. Telle première syllabe sera tenue 12 mesures, tandis que l'avant-dernière du vers « Vo doulx resgars, douce dame, m'a mort » est comptée 42 temps. Et il arrive que ces mélismes tombent sur un article. Faut-il en conclure que le musicien se moque un peu de ce qu'a dit le poète ?
En fait, si la joie créatrice l'emporte sur le souci de la perception auditive, cela tient au milieu auquel s'adresse le poète. Il s'agit d'abord d'un petit cercle d'amateurs, d'admirateurs, d'amis qui, groupés autour de la chapelle, participent à l'élaboration et à la répétition de l'œuvre. Ainsi, nulle surprise, nulle découverte le jour de l'exécution. L'œuvre d'art est faite pour être étudiée, non pour séduire par surprise. De même qu'on ne saurait saisir d'un seul coup d'œil tous les détails d'un tableau de l'époque, de même il faut analyser la chanson pour l'entendre. C'est donc à travers cette activité artistique, ces exercices savants et cette ascèse spirituelle qu'un public, même princier, peut accéder au message proprement dit. Celui-ci se présente d'ailleurs avec toutes les apparences de la difficulté. Les ressources de la rhétorique, se résumant en la démarche de l'hyperbole, marquent sur le plan formel le principe d'exigence, d'effort, d'élan vers le sublime, que le poète courtois cherche à établir sur le plan des idées morales. La poésie est essentiellement louange. Seuls les médiocres rimeurs de cour la confondent avec la flatterie. Il s'agit, dans une perspective aristocratique, d'élever l'homme au-dessus de ses instincts dans le culte de l'honneur, de la loyauté, de la fidélité. Ainsi, l'amour n'est pas qu'un plaisir, c'est une épreuve. Le symbole alchimique du feu illustre ce raffinement du cœur, que l'amant doit à la brûlure prolongée du désir. Ici, encore, Machaut, héritier d'une longue tradition courtoise qui remonte aux troubadours, transforme l'héritage en doctrine : sa poésie se veut, en tous les sens du mot, exemplaire. Elle s'adresse à cette génération de chevaliers qui, de Jean de Bohême à Jean de Berry, tentent de préserver leur image idéale à travers les péripéties scabreuses de la longue guerre franco-anglaise. Aux princes, ses protecteurs, Machaut propose une leçon de courage, d'endurance et d'espérance.
Cette leçon est développée dans les poèmes narratifs. Le thème en est le conseil ou la consolation, où nous voyons le poète assumer pleinement son rôle de secrétaire, de confident politique et amoureux. Cette présence du narrateur est en soi une nouveauté. Elle donne une unité dramatique à des dits composites, où la leçon de morale et l'art d'aimer viennent au secours d'un grand personnage, victime de Fortune. Elle va fournir encore le thème original du Voir Dit, où le vieux maître raconte les conditions dans lesquelles il compose certaines œuvres lyriques : c'est à la demande d'une jeune admiratrice, bientôt amoureuse, que le poète, vite très sensible au charme de celle-ci, rêve et rime à la fois l'extase de l'amour. Il tente alors de vivre cet amour impossible, et il nous en raconte l'histoire et l'échec ; confession authentique, ou du moins vraisemblable.
Une autre nouveauté de ces dits tient à la place qu'y prennent les récits mythologiques. Exemples de beauté et de vertu, de malheur ou de grandeur, les héros de la guerre de Troie, vus à travers Ovide, ou plutôt l'Ovide moralisé du Moyen Âge, sont comme les ornements significatifs d'une esthétique littéraire qui sort de l'abstraction du débat scolastique, sans encore s'enfermer tout à fait dans la figuration allégorique. On médite sur la fontaine de Narcisse, d'après le Roman de la Rose ; on s'apitoie sur Ariane, Médée, Hélène, Didon et d'autres femmes illustres. Ainsi, la beauté courtoise, un peu austère, se pare des couleurs antiques, que le temps n'a pas effacées ou que les humanistes commencent à restaurer. Derrière l'exemplum moral, l'art redécouvre alors le merveilleux païen. Et, s'il fallait résumer brièvement la qualité d'une poésie aussi complexe, c'est le mot émerveillement qu'il faudrait employer. À une époque que nous imaginons trop souvent comme vouée au déclin dans toutes ses manifestations, Machaut a su communiquer cet enthousiasme, ce généreux pouvoir d'admiration et d'étonnement qui définissent les vrais poètes. Grâce à la magie du langage poétique, la nature, l'amour et l'histoire légendaire ouvrent à l'imagination leurs trésors oubliés.
Liste des œuvres de G. Machaut selon l'ordonnance des principaux manuscrits
LISTE DES ŒUVRES DE GUILLAUME DE MACHAUT SELON L'ORDONNANCE DES PRINCIPAUX MANUSCRITS | ||
Art poétique. | ||
Vision allégorique et art d'aimer. | ||
Débat amoureux, pour Jean de Bohême. | ||
Débat amoureux, pour Charles de Navarre. | ||
Poème avec musique. | ||
Consolation avec exemples de chansons. | ||
Aventure allégorique. | ||
Aventure allégorique et art d'aimer. | ||
Consolation, pour Charles de Navarre. | ||
Consolation, pour Jean de Berry. | ||
Poème allégorique. | ||
Récit autobiographique, avec chansons et lettres en prose. | ||
Poème, pour les Lusignan. | ||
Poème allégorique. | ||
Poème historique, célébrant Pierre de Lusignan, roi de Chypre. | ||
Poème allégorique. | ||
Recueil de 272 ballades, chants royaux et rondeaux | ||
11 poèmes, avec musique. | ||
21 poèmes, avec musique. | ||
23 pièces polyphoniques. | ||
Première messe complète. | ||
45 pièces musicales de 3 strophes. | ||
21 pièces musicales. | ||
38 virelais de 3 strophes. | ||
Morceau de musique en canon. |
La « Messe Notre-Dame »
Si les monodies de Machaut trouvère (lais, complaintes, virelais et ballades) restent peu connues, bien que littérateurs et musicologues célèbrent à l'envi en Machaut l'héritier et le dernier des poètes-musiciens, si ses polyphonies tant profanes que religieuses (rondeaux, virelais, ballades et motets), malgré une qualité d'écriture et d'inspiration qui les place fort au-dessus de celles de ses contemporains, ont souffert de leur appartenance à l'esthétique de l'Ars nova (avec tout ce que ce terme sous-entend d'outrances rythmiques et mathématiques), il est une œuvre qui rallie tous les suffrages et qui assigne à Machaut un rôle tout à fait à part dans l'histoire des formes musicales, c'est cette messe à quatre voix qui doit sa réputation au fait qu'au xviiie s., époque où l'on aimait que ce qui était ancien se rattachât à un fait historique, Caylus l'avait, à tort, considérée comme « messe du sacre de Charles V ». Cette légende tenace a, paradoxalement, fait plus pour sa célébrité que son caractère véritablement exceptionnel.
C'est en effet la première fois qu'un compositeur prend conscience de l'utilité d'une conception d'ensemble pour les différentes pièces constituant le « propre » de la messe et qu'il les compose comme devant former un tout, ouvrant par là la voie à des siècles de production musicale dans le cadre ainsi créé. Certes, il existe quelques témoignages antérieurs de groupement de ces mêmes pièces, comme la messe de Tournai, mais ce ne sont que des ensembles composites d'auteurs différents, d'époques différentes, de styles différents et dont la qualité fort modeste contribue à faire considérer comme plus remarquable encore la Messe Notre-Dame – tel est son véritable nom –, dont l'apparition soudaine et la forme élaborée font l'œuvre maîtresse de tout le xive s.
Alors qu'au siècle suivant Guillaume Dufay hésitera encore sur la forme à donner à la messe polyphonique, Machaut, dès le xive s., s'est fixé le schéma qui, à une nuance près, sera encore celui de Josquin des Prés et de J.-S. Bach. Six pièces sont retenues : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei et enfin Ite, missa est. Quatre (la première et les trois dernières) recourent à la technique du motet isorythmique ; quant au Gloria et au Credo, pièces longues à débit plus rapide, ce sont des conduits, pièces libres, sans emprunt au chant liturgique et dans lesquelles les quatre voix, moins individualisées que dans le motet, suivent un rythme identique.
La texture chorale est de bout en bout la même : quatre voix groupées par paires. Les deux voix supérieures, le triplum et le motetus, sont mélismatiques ; les deux voix inférieures sont constituées de la teneur, toujours écrite en valeurs plus longues, et de la contre-teneur, qui imite la démarche de la teneur et utilise des valeurs du même ordre de durée. Grâce à cette messe, sans doute, se généralise en musique sacrée l'usage des quatre voix. L'idéal sonore ainsi réalisé sera encore celui de l'époque de Dufay.
Ce qui fait l'unité entre les différents moments de cette messe, ce n'est pas encore ce thème unique qui, notamment à l'époque de Josquin des Prés, servira de fondement tant au Kyrie, qu'au Sanctus et à l'Agnus, voire au Gloria et au Credo. Pour les pièces en forme de motet, Machaut emprunte fort logiquement un thème liturgique qui correspond : ainsi, c'est le Kyrie Cunctipotens qui sert de teneur au Kyrie polyphonique ; pour le Sanctus et l'Agnus, ce sont les Sanctus et Agnus de la messe grégorienne XVII. Il n'est donc pas question d'unité thématique. Pourtant, Machaut a su réaliser une unité certaine : par le caractère d'ensemble, bien sûr, mais aussi par l'emploi original de cellules mélodiques et rythmiques – notamment un bref motif descendant aisément perceptible, qui, circulant d'une pièce à l'autre, souligne leur dépendance mutuelle.
L'usage même des teneurs ne laisse pas d'être remarquable. Alors que les devanciers et les contemporains de Machaut tronçonnaient le thème servant de teneur selon des schémas rythmiques arbitraires qui la dénaturaient, la rendaient méconnaissable et la réduisaient au rôle de procédé de composition, Machaut semble retrouver pour le texte liturgique un respect dont les œuvres de l'époque fournissent peu d'exemples, et par là il rend à ce qui n'était que travail de dissection une vie qui s'en était échappée et un intérêt mélodique renouvelé. Si, dans les trois volets du Kyrie, le découpage isorythmique nuit encore quelque peu à la perception de la ligne, dans les autres pièces tout se passe comme si Machaut évitait (ce qui, à cette époque, n'était pas un mince mérite) de désarticuler le motif grégorien.