Claude Bernard
Physiologiste français (Saint-Julien, Rhône, 1813-Paris 1878).
Sa vie
Son père, cultivateur et viticulteur, semble avoir eu une personnalité effacée, mais Claude Bernard gardera toujours un véritable culte pour sa mère. C'est au curé de son village natal, l'abbé Bourgaud, que Claude doit d'apprendre le latin. Élève au collège des Jésuites de Villefranche, puis au collège de Thoissey, dans l'Ain, il entre ensuite comme préparateur en pharmacie dans l'officine de M. Millet, à Vaise, un faubourg de Lyon. Mais le jeune homme a d'autres ambitions : il écrit deux pièces de théâtre. La première est un aimable vaudeville, et la seconde, Arthur de Bretagne, un véritable drame historique, sur lequel il fonde beaucoup d'espoirs. Décidément peu fait pour la vie de pharmacien, il vient à Paris présenter ses manuscrits. Saint-Marc Girardin, célèbre critique littéraire de l'époque, auquel il soumet ses œuvres, lui conseille d'abandonner une voie pour laquelle il ne semble pas avoir d'aptitude particulière et l'engage plutôt, puisqu'il a déjà eu des contacts avec la pharmacie, à poursuivre les études de médecine. Là se situe une première rencontre d'importance : Claude Bernard est stagiaire, puis externe de François Magendie. Il devient interne des hôpitaux en 1839. Déjà sa prédilection pour le laboratoire est nette, et, de 1840 à 1850, il travaillera avec efficacité dans le laboratoire de Magendie. Son goût pour la chimie lui fait fréquenter parallèlement le laboratoire de Théophile J. Pelouze, qui s'intéresse à la chimie adaptée à la physiologie : il n'est pas véritablement l'élève de ce laboratoire, mais plutôt l'« hôte assidu ». Par contre, l'élève de marque en est Marcelin Berthelot, qui collaborera en 1848 avec Claude Bernard, notamment dans ses travaux sur le foie. Deux autres chimistes travaillent avec Pelouze : Charles A. Barreswil et Margueritte. C'est grâce au réactif de Barreswil (remplacé plus tard par celui de Fehling) que le sucre a pu être mis en évidence dans le sang ; ce sera la base de nombreux travaux de Claude Bernard. En 1843, celui-ci est docteur en médecine ; en 1844, il échoue au concours d'agrégation d'anatomie et physiologie malgré une somme de travaux déjà importante, en partie, semble-t-il, du fait d'une présentation et d'une élocution défectueuses. Déçu par son échec au concours d'agrégation, il crée avec Charles E. Lasègue (1816-1883), en 1845, un laboratoire libre de physiologie. Mais, au bout d'un an, là encore, les ressources financières étant réduites, tout échoue.
Découragé, Claude Bernard est sur le point d'abandonner le laboratoire et de se consacrer tant bien que mal à une médecine de soins pour laquelle il ne se sent aucune attirance, lorsque Magendie, qui a testé sa valeur, lui offre un poste de préparateur dans son laboratoire de l'Hôtel-Dieu. C'est le début d'une longue période de publications qui se succèdent sans interruption et qui vont ouvrir la voie à la physiologie moderne.
Claude Bernard est rapidement célèbre. Docteur ès sciences naturelles en 1853, il est élu à l'Académie des sciences en 1854 ; la même année, on crée pour lui une chaire de physiologie expérimentale à la Sorbonne. En 1855, Magendie meurt en lui « léguant » en quelque sorte sa chaire du Collège de France. En 1868, Claude Bernard laissera cette chaire à Paul Bert pour devenir professeur de physiologie au Muséum d'histoire naturelle, où les conditions matérielles seront plus confortables. L'année 1868 est aussi celle de son élection à l'Académie française. En 1869, Claude Bernard est nommé sénateur par décret impérial.
Doit-on en conclure qu'il jouit d'une félicité sans ombre ? Ce serait compter sans ses déboires familiaux. En 1844, on lui a fait rencontrer la fille du docteur Martin, qu'il épouse l'année suivante. Jamais couple ne fut plus mal assorti. Elle est extrêmement mondaine et dotée d'un caractère ombrageux ; aussi ne pardonne-t-elle pas à son mari de se consacrer avec autant d'ardeur aux sciences au détriment de l'intérêt qu'il aurait pu porter à son propre intérieur. De son côté, Claude Bernard déteste les mondanités, se sent fort mal à l'aise en face des honneurs dont on l'entoure et ne pense véritablement qu'à ses travaux, auxquels il a d'ailleurs consacré une partie de la dot de sa femme. Celle-ci est d'un naturel dévot. Claude Bernard est libéral. Ils auront quatre enfants, mais les deux garçons mourront prématurément à trois et quinze mois. Ces deuils, surtout le dernier, seront très douloureusement ressentis par Claude Bernard, qui en fera le reproche à sa femme en des termes sévères : « Si vous aviez soigné notre fils comme vous soignez vos chiens, notre petit ne serait pas mort ! ».
Qui plus est, les deux filles partagent entièrement le point de vue maternel, et les trois femmes font campagne contre la vivisection prônée par le physiologiste. Ces existences sans aucun point commun devaient aboutir à une séparation en 1868.
C'est à cette époque que se situe une rencontre importante dans la vie de Claude Bernard : celle de Mme Raffalovich. C'est une juive d'origine russe, née à Odessa et qui, malade, est venue se fixer avec son époux à Paris. Elle a acquis rapidement une très grande influence, notamment dans les milieux politiques. Elle estime le génie créateur du savant et sa grande modestie. Lui, de son côté, admire en elle l'intelligence ouverte alliée à un charme et à une aisance dont il se sent lui-même dépourvu. Une correspondance abondante s'établit entre eux, puisqu'en dix ans cinq cents lettres seront échangées.
À partir de 1865, Claude Bernard est assailli de troubles variés, imprécis, et qui ne seront jamais élucidés. Son faciès s'altère, et son entourage accuse les « caves » insalubres et humides qui lui servent de laboratoire au Collège de France. Des troubles intestinaux apparaissent, qui l'obligent à se reposer, notamment à Saint-Julien, dans sa maison natale, qu'il a rachetée en 1861 et où il aime à s'occuper lui-même de la fabrication des vins. C'est là qu'il rédigera son œuvre la plus célèbre, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), préface d'une œuvre qu'il laissera inachevée, les Principes de médecine expérimentale. La guerre de 1870 l'éprouve physiquement et moralement. Après le conflit, Claude Bernard rentre à Paris, passant le plus clair de son temps au Collège de France avec son élève d'Arsonval.
Il meurt en février 1878. Gambetta demandera pour lui à la Chambre des députés les funérailles nationales.
Portée de l'œuvre de Claude Bernard
À un premier degré, elle a contribué au progrès de la physiologie et de la médecine, notamment dans les domaines de la neurologie, de la digestion et de la régulation endocrinienne. Claude Bernard insiste sur l'unicité des animaux et des végétaux, dont le métabolisme repose toujours sur trois procédés : la fermentation, la combustion et la putréfaction. Il crée la notion de « milieu intérieur » et insiste sur sa constance. Il introduit la notion de glande à « sécrétion interne » et s'attache surtout à la fonction glycogénique du foie, en déduisant de véritables « prophéties » sur le diabète.
À un deuxième degré, elle a montré la valeur d'expériences dont beaucoup font appel à des produits chimiques, ce qui est aussi une voie nouvelle. L'intoxication par le curare permet d'étudier la conduction nerveuse. L'intoxication par l'oxyde de carbone met en évidence le rôle du sang comme transporteur d'oxygène grâce aux globules rouges. Le réactif de Barreswil permet à Claude Bernard l'étude du glucose dans le sang hépatique, et la coloration par l'iode du glycogène complète cette étude. Grâce à la formation de bleu de Prusse après injection de ferrocyanure et de protosulfate de fer, Claude Bernard peut démontrer l'acidité gastrique.
À un troisième degré, enfin, ses études les conduisent à poser les principes d'une médecine expérimentale, dont il se veut le créateur et dont il attend beaucoup par la découverte du déterminisme des phénomènes, la physiologie et la pathologie n'étant que des variantes de mêmes phénomènes physico-chimiques. Sans vouloir amoindrir la valeur du chercheur, mais pour redonner une dimension humaine au savant, il faut signaler certaines erreurs de Claude Bernard, commises en dépit de l'excellente méthode expérimentale, sans doute par un trop grand asservissement à l'idée préconçue du déterminisme : ayant découvert la fonction glycogénique du foie, il considère que cet organe est le seul siège de fabrication du sucre, qu'il lance dans la circulation, et il se refuse à écouter les objections de physiologistes de son entourage qui lui assurent que la veine porte, avant son arrivée dans le foie, contient également du sucre. Cette obstination le conduit à des conclusions malheureuses : « Le foie fabrique le sucre avec les substances albuminoïdes et l'alimentation n'exerce pas d'influence sur la production du sucre dans le foie. » Depuis, on sait que le glucose a une origine digestive, qu'il n'est, en réalité, que stocké et transformé par le foie, et qu'il est réutilisé ensuite en fonction des besoins de l'organisme. De la même façon, Claude Bernard laisse dans l'ombre l'origine pancréatique de certains diabètes. Dans un tout autre domaine, il fait en 1857 une expérience dont il n'exploite pas la portée : il chauffe deux ballons contenant de la gélatine sucrée ; l'un d'eux reste ouvert à l'air libre, le second est fermé en le scellant à chaud ; quelques jours après, ce dernier reste inchangé, tandis que le ballon ouvert est couvert de moisissures. Cette expérience fondamentale ne suscite pas en lui d'hypothèse valable, sans doute en raison de son opposition a priori à l'existence des infiniment petits. C'est Pasteur qui, plus tard, saura en donner l'explication scientifique.
Que nous enseigne Claude Bernard dans ses principes de médecine expérimentale ?
Il nous faut d'abord partir d'une excellente observation du fait, en cherchant à nous assurer que le hasard n'entre pour rien dans ce que nous observons et que ce fait est effectivement reproductible sans modification si les conditions restent inchangées. Nous devons ensuite chercher à savoir comment ce fait se produit, et c'est là que l'expérimentateur intervient activement par l'émission d'une hypothèse, construction de l'esprit qui cherche à prévoir le mécanisme du fait que l'on vient d'observer. Dans un troisième temps, notre rôle est de vérifier cette hypothèse, en modifiant le cours normal des phénomènes, pour avoir à la fois la preuve et la contre-épreuve de ce que nous voulons démontrer : un expérimentateur doit toujours chercher à étayer son hypothèse, mais aussi à l'ébranler systématiquement. Ce n'est que si les phénomènes expérimentaux résistent aux manœuvres critiques que l'hypothèse pourra être retenue comme valable.
Ces trois volets sont nécessaires aux principes expérimentaux et les distinguent des méthodes qui existaient jusqu'alors : en effet, même si certains médecins ou physiologistes utilisaient l'expérience, ils restaient de simples observateurs, et n'accordaient pas à l'hypothèse et à sa vérification le rôle essentiel que leur assigne Claude Bernard.
LES PRÉCURSEURS DE CLAUDE BERNARD
L'expression médecine expérimentale existait en fait avant Claude Bernard et Magendie. Elle semble remonter à François Thierry (1718-1792), qui l'utilise en 1755. Parmi les autres précurseurs, il faut citer Sylvain Denis (1789-1863), qui écrit, en 1830, un Discours préliminaire sur le sang humain considéré à l'état normal, et l'Allemand Friedrich Tiedemann (1781-1861), auteur d'un traité de Physiologie de l'homme, qui sera traduit en français à partir de 1830. Ces deux auteurs élaborent des règles d'expérimentation, mais ils ne poussent pas le raisonnement jusqu'au bout. Comme l'écrit Claude Bernard, « c'est la contre-épreuve qui prouve le déterminisme nécessaire des phénomènes ». Il semble bien que, même si des bases expérimentales ont été établies par quelques précurseurs, jamais le raisonnement complet correspondant au triptyque exposé par Claude Bernard n'a été parfaitement établi avant l'œuvre du savant français, qui a pu dire sans forfanterie qu'il était le créateur de la médecine expérimentale.
Deux autres savants méritent d'être cités pour l'influence qu'ils eurent sur Claude Bernard. C'est d'abord Lavoisier, qui fit éclore tout un chapitre de la chimie et qui, lui aussi, introduisit l'hypothèse et l'expérimentation dans cette discipline. C'est ensuite, en médecine, Xavier Bichat (1771-1802), qui avait déjà substitué à l'autonomie des organes la notion de structure anatomique, c'est-à-dire de tissu. Mais Claude Bernard s'opposera à Bichat, défenseur du « vitalisme », théorie opposée à celle du déterminisme des phénomènes.
François Magendie, physiologiste français (Bordeaux 1783- Sannois 1855), est certainement le maître dont la rencontre fut l'une des clés de la carrière du physiologiste. La collaboration du maître et de l'élève, tant au Collège de France qu'au laboratoire de l'Hôtel-Dieu, ne fut pas sans heurts : Magendie se montrait sévère et exigeant, mais il était très ouvert à l'expérimentation et à la vivisection. Il eut la sagesse de reconnaître la valeur du travail effectué par son élève et, au cours des années, ne lui ménagea pas son soutien. Magendie avait d'ailleurs, dans certains de ses écrits, prévu la méthode expérimentale et l'explication physico-chimique des phénomènes physiologiques.
LES ÉLÈVES DE CLAUDE BERNARD
Paul Bert, physiologiste et homme politique français (Auxerre 1833- Hanoi 1886), se place au premier rang des élèves de Claude Bernard. Il enseigna la physiologie à la Faculté des sciences de Paris, à l'École des hautes études et fut élu à l'Académie des sciences en 1882. Il réalisa des greffes et des transplantations, et étudia la respiration ainsi que l'action des variations de pression des gaz respiratoires (O2, CO2). Ministre de l'Instruction publique dans le cabinet de Gambetta (14 novembre 1881- 26 janvier 1882), il fut nommé en janvier 1886 gouverneur de l'Annam et du Tonkin.
Arsène d'Arsonval collabora avec Claude Bernard dans ses dernières années et fut le précurseur de l'électrologie médicale.
De nombreux autres élèves sont à citer : Jean Barral, chimiste et agronome (1819-1884) ; Albert Dastre, physiologiste français (1844-1917) ; Jean-Baptiste Dumas ; Mathias Duval, médecin, anatomiste et histologiste (1844-1907) ; Henri Sainte-Claire Deville ; Paul Janet ; Louis Ranvier (1835-1922).