Carl von Clausewitz
Général, philosophe et historien militaire prussien (Burg, près de Magdebourg, 1780-Breslau 1831).
La vie
Penseur souvent nébuleux et philosophe beaucoup plus qu'homme d'action, bien qu'il ait intensément vécu la réalité de la guerre, Clausewitz a si profondément marqué la pensée militaire moderne que son enseignement demeure encore une référence pour quiconque approche de nos jours le domaine de la stratégie.
Fils d'un officier de Frédéric II, il participe au siège de Mayence (1793) et est admis en 1801 à l'École militaire de Berlin ; il y est remarqué par Scharnhorst, qui devient son maître et l'introduit à la Cour, où il est nommé aide de camp du prince Auguste de Prusse. Capitaine à vingt-six ans, il connut quinze jours après Iéna la honte de la capitulation de Prenzlau. Prisonnier, il est envoyé en France, où il découvre un monde auquel il vouera désormais la plus violente aversion. Libéré, il passe un mois à Coppet chez Mme de Staël, demeure un an encore auprès du prince Auguste, puis est nommé par Scharnhorst, en 1806, chef de la chancellerie du nouveau ministère de la Guerre, où, avec Stein, Hermann von Boyen et Gneisenau, il milite pour la résistance à la domination française. Instructeur militaire du prince héritier de Prusse en 1810, il lui enseigne la primauté du caractère, de la confiance en soi et du goût du risque. Mais, jugeant l'attitude du monde officiel prussien trop servile vis-à-vis de Napoléon, il passe en 1812 au service du tsar et prend une part essentielle à la négociation des accords de Tauroggen, qui marquent la reprise du combat contre la France de ses anciens camarades prussiens un instant égarés avec York dans les rangs de la Grande Armée. En 1813, encore sous l'uniforme russe, il sert à l'état-major de Blücher, puis devient chef d'état-major de la légion allemande qui se bat dans les armées du tsar. Colonel en 1814, il réintègre enfin l'armée prussienne de « libération », qu'il n'a jamais cessé de servir. Il se battra en 1815 en Belgique, et, trois ans plus tard, Gneisenau lui confiera la direction de l'École de guerre générale de Berlin, où ses fonctions d'ordre essentiellement disciplinaire et administratif lui laisseront assez de loisir pour qu'il se consacre à son œuvre magistrale sur la théorie de la guerre. Inspecteur de l'artillerie en 1830, il est au moment de sa mort, en 1831, chef d'état-major du maréchal Gneisenau, qui commandait le corps prussien formé en Silésie lors de l'insurrection polonaise.
L'œuvre
Si sa vie n'apparaît marquée dans sa période active que par une continuelle utilisation des circonstances dans la fidélité à une idée force, c'est essentiellement par sa pensée sur la guerre moderne, élaborée à partir des campagnes de Frédéric II et de Napoléon, que demeure sa personnalité. Celle-ci se retrouve dans ses nombreuses lettres et surtout dans son célèbre ouvrage Vom Kriege (De la guerre), publié (1832) par sa femme dans sa forme inachevée après sa mort. Cette œuvre se présente sous la forme d'une longue méditation sur la théorie comme sur la réalité de la guerre, dont l'auteur souligne à la fois l'absolu intrinsèquement violent de son essence (le but de la guerre est l'anéantissement de l'adversaire […], il ne peut y avoir de limite à l'emploi de la violence) et la variété infinie de ses formes. Son mérite est d'aborder le problème de front et sous son angle le plus vaste, en le situant d'abord dans la hiérarchie de la pensée. La guerre n'est pas une fin en soi, mais un « moyen ». En tant que telle, elle doit se soumettre totalement à sa finalité, qui est toujours politique. « La guerre est un tout organique dont les divers éléments sont inséparables et où toutes les actions isolées doivent concourir au même but et être dirigées par une même pensée qui ne peut être que politique […]. La politique, […] qui représente tous les intérêts de l'ensemble d'une société, se sert de la guerre comme d'un instrument qu'elle prend, qu'elle pose et qu'elle reprend. » Or, la politique pouvant se proposer les objets les plus divers, la guerre doit revêtir le visage et adopter les moyens qui correspondent le plus efficacement à la mission que la politique lui assigne.
Intégration de la pensée militaire dans une vision globale, importance des forces morales et des facteurs populaires et psychologiques dans la guerre- unité du fait de la guerre et donc d'une stratégie qui ne peut être que totale au risque de ne pas être-, imbrication étroite du commandement militaire dans la direction politique de l'État, définition des notions d'objectif stratégique (Ziel), de but politique (Zweck), de direction de guerre, d'effort principal (Schwerpunkt), tels sont les traits essentiels de l'héritage de Clausewitz. Le rayonnement de sa pensée sera considérable en Allemagne, où elle marquera profondément le grand état-major, de Moltke à Roon, de von der Goltz à Schlieffen, de Ludendorff à Seeckt. En France, la première traduction de Vom Kriege remonte à 1849, mais il ne semble pas que Clausewitz y ait été beaucoup connu avant la période de renouveau de la pensée militaire qui suivra la défaite de 1870. Il est toutefois curieux de constater que, comme toute la philosophie allemande contemporaine, sa théorie exercera une influence déterminante sur la conception de la guerre de l'école marxiste. Engels et Marx seront séduits par l'empirisme dynamique de la pensée de Clausewitz ; Lénine, surtout, fera, durant son exil à Zurich en 1915-1916, une analyse systématique de Vom Kriege, qu'il considère comme le texte le plus important sur la philosophie de la guerre : « Les idées de Clausewitz, écrira-t-il, sont devenues aujourd'hui le bien incontesté de tout penseur. » En dépit de ses lacunes, dont la plus importante est de présenter une théorie exclusivement continentale de la guerre et d'ignorer totalement l'aspect maritime de la stratégie, Clausewitz conserve, comme théoricien et prophète de la guerre totale, une certaine actualité qui explique l'importance des études qu'a suscitées son œuvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.