Bruce Springsteen
Guitariste, chanteur et compositeur de rock américain (Long Branch, New Jersey, 1949).
Ce fils d'un chauffeur de bus et d'une secrétaire, issu d'une filiation irlando-italienne, a grandi dans le New Jersey, un État à population largement ouvrière. Par passion pour Elvis, il se procure une guitare dès neuf ans, l'empoigne à treize et rejoint The Castiles (très Beatles) pour l'écriture de quelques chansons et quelques concerts new-yorkais. Il fonde Earth (un power trio à la Cream) et abandonne le lycée pour l'hypothétique contrat d'un producteur véreux. Son nouveau groupe, Child, rebaptisé en Steel Mill, arpente les clubs miteux d'Asbury Park et ceux de la côte atlantique. En 1969, lors d'une escapade californienne (où ses parents ont déménagé) et d'un concert au Fillmore de Bill Graham, ce dernier lui fait une proposition discographique. Il la refuse, car elle est trop peu consistante financièrement. Le groupe se sépare en 1971. Il se retrouve alors à New York, ballotté entre divers petits boulots.
Des débuts difficiles. John Hammond, responsable des signatures de Dylan et d'Aretha Franklin sur le label Columbia, est séduit par l'univers impressionniste et social dépeint dans les chansons de Bruce. Au terme de leur rencontre, celui-ci signe (sur le capot d'une voiture) un contrat pour cinq albums avec Laurel Canyon Productions qui deviennent ses managers et les intermédiaires avec Columbia. Le premier album, Greetings From Asbury Park, N J (1973), passe pratiquement inaperçu, sauf dans le New Jersey. On considère à tort Springsteen comme un sous-Dylan, avec qui il n'a en réalité rien en commun. Grâce à ses longs passages instrumentaux et à ses textes nostalgiques, The Wild, The Innocent And The E. Street Shuffle (1973) est retenu par le magazine Rolling Stones comme un des meilleurs disques de l'année. Pourtant, les ventes restent modestes. Springsteen décide alors de tout miser sur la scène. Il puise dans ses connaissances ou amis de toujours et monte un vrai groupe, le E. Street Band, avec David Sancious, remplacé par Max Weinberg (claviers), Clarence Clemons (ancien footballeur devenu saxo ténor chez James Brown), Danny Federici (claviers), Garry Tallent (basse), Vini Lopez, remplacé par Roy Bittan (batterie) et Steve Van Zandt (guitariste). La machine est en marche. L'énergie de Bruce et une chorégraphie tour à tour dramatique et percutante lui valent le titre de « Marathonien des planches » (deux heures minimum). C'est lors d'un concert avec Bonnie Raitt que le critique John Landau (ex-producteur du MC5) le découvre et écrit : « J'ai vu le futur du rock and roll, il s'appelle Bruce Springsteen. » À partir de cette déclaration, Columbia orchestre un véritable tapage médiatique, et les ventes s'envolent.
La construction du mythe. À force de visites, Landau est devenu l'ami de celui qu'on va bientôt surnommer le « Boss » et son futur coproducteur. Il le convainc d'abandonner l'idée d'un album live au profit de compositions aux arrangements sombres et à la densité dramatique. Ce sera Born To Run (1975), bientôt disque d'or. Les spectres de Bo Diddley et de Roy Orbison s'y rencontrent sur une toile de fond à la Phil Spector. Les ingrédients ont beau être connus, la recette est unique et donne l'un des plus grands albums rock de la décennie. Un Springsteen « col bleu » (ouvrier) y décrit à grand renfort de métaphores habiles sa jeunesse dans le New Jersey, une soif d'indépendance gâchée par un horizon bouché et un mythe piqué par la rouille. Born To Run est aussi une invitation à l'évasion. Le mythe se met en place. Springsteen impose une image simple (tee-shirt, jeans), à laquelle il est facile de s'identifier. Il incarne à sa manière le rêve américain.
En 1976, il traîne son manager en justice et obtient, l'année suivante, gain de cause, récupérant les droits de ses chansons et réévaluant le taux de ses droits. Pendant cet intermède, Bruce offre ses compositions à son ami de longue date Southside Johnny And The Asbury Jukes (premier album produit par Van Zandt) mais aussi aux Hollies, à Manfred Mann, Robert Gordon et Patti Smith (Because The Night). En 1978, Darkness On The Edge Of Town constitue un virage important. Springsteen prend le parti d'évoquer encore plus explicitement les problèmes de la classe ouvrière, au risque de choquer une partie de son public, issu des classes moyennes. Malgré les titres Badlands et Promised Land, cet album, sombre et profond, n'égale pas le succès de Born To Run. La machine est vite relancée avec le double album The River (1980), dont la chanson Hungry Heart s'impose dans les charts. On évoque alors Woodie Guthrie et les écrivains Kerouac et Steinbeck. Springsteen est considéré comme le témoin privilégié des rêves brisés, le confident de gens sans importance qui vivent en marge et qui, comme lui, soignent leurs désillusions avec des plaisirs futiles (les voitures, les filles, la route symbole de liberté).
Une immense tournée suit, des États-Unis à l'Europe (deux escales en France) et qui se termine à L A par six concerts de charité pour les vétérans du Viêt Nam. Sur scène, dans des concerts de quatre heures, Springsteen s'impose devant des foules immenses, les captive, créant une intensité dramatique exceptionnelle.
Polémique nationaliste. En 1981, il offre des compositions à Gary « U S » Bonds, dont l'album est produit par Van Zandt (comme ceux de Southside Johnny And The Asbury Jukes). Pendant ce temps, les membres du E. Street Band font des sessions avec Garland Jeffreys, Ian Hunter ou Joan Armatrading. L'album Nebraska (1982), enregistré en solo et en acoustique, délibérément plaintif et dépouillé, met une fois de plus en scène, dans une ambiance crépusculaire influencée par le groupe Suicide, les perdants du rêve américain, les laissés-pour-compte du reaganisme d'alors. Deux ans plus tard, Born In The USA constitue un véritable contre-pied musical. Le E. Street Band est de retour pour un album plus simple, plus déclaratif, toujours désillusionné mais plein d'énergie et de « pêche », sur fond de bon gros rock carré. C'est un succès retentissant (11 millions d'albums vendus). Pas moins de sept singles dont Dancing In The Dark (vidéo par Brian De Palma) s'infiltrent dans le Top 10. La pochette où le Boss pose devant un drapeau américain fait couler beaucoup d'encre. Durant la campagne présidentielle de 1984, Ronald Reagan essaie de récupérer ce symbole patriotique ainsi que le discours de Springsteen. Visiblement soucieux d'échapper à cette récupération, ce dernier s'emploie à aider des associations caritatives, civiques ou sociales, tout en dénonçant le cynisme des politiciens. En 1985, après le Viêt Nam et le Watergate, il s'implique dans deux projets : We Are The World contre la famine en Éthiopie et Sun City contre la politique d'apartheid en Afrique du Sud. Une nouvelle tournée démarre. La choriste Patti Scialfa et Nils Lofgren (remplaçant d'un Van Zandt séduit par l'aventure solo) font leur entrée devant des foules démesurées et au cœur de systèmes de sonorisation gargantuesques. Springsteen, athlétique, le tee-shirt collé par la sueur sur des pectoraux imposants, se fraye un chemin dans ce gigantisme jusqu'au cœur de chaque spectateur.
Repli sur soi. Après son mariage médiatique avec l'actrice et mannequin Julianne Philipps, Springsteen sort un coffret de cinq albums live (1986) afin d'enrayer le flot ininterrompu d'albums pirates. Les quarante morceaux, dont la reprise du War d'Edwin Starr, dirigé contre le militarisme de Reagan, constituent le bilan des années 1975-1985. C'est un échec. Et aussi le début d'une période de remise en question, de retour sur soi. Dans Tunnel Of Love (1987), il soigne ses blessures amoureuses et esquisse ses désirs de romance future. Autobiographie précoce ou pas, l'album, qui rencontre un grand succès, précède de peu la révélation publique de la liaison du Boss avec Patti Scialfa. En 1989, en pleine période de trouble, il se sépare du E. Street Band et divorce, puis se marie deux ans plus tard avec sa choriste, qui lui donnera trois enfants. En 1992, les albums Human Touch (coproduit par Bittan, le seul rescapé du E. Street Band) et Lucky Town sortent simultanément. Un groupe de jeunes musiciens avait été recruté pour remplacer le E. Street, jugé daté, mais le décalage entre la maturité des paroles et le climat musical un peu léger rend la formule bancale. La critique salue surtout Lucky Town pour ses textes sur la paternité et l'âge adulte, mais le public boude quelque peu son idole. En 1993, tandis que sa femme Patti enregistre un album solo (Rumble Doll), salué par la critique, le Boss, lui, se montre discret. En 1994, sa chanson Streets Of Philadelphia, support de Philadelphia, le film de Jonathan Demme, obtient plusieurs récompenses. C'est l'amorce du retour à la lumière. Springsteen continue de se maintenir en retrait, mais les quatre chansons inédites qui figurent sur son Greatest Hits en font un grand succès.
Fin 1995, et contre toute attente, Springsteen fait un sublime retour au centre de l'actualité, dans l'esprit de Nebraska. Son douzième album, The Ghost Of Tom Joad, dédié aux oubliés de l'Amérique, est unanimement considéré comme un chef-d'œuvre. Tom Joad, héros des Raisins de la colère de Steinbeck, revient sur l'album hanter les mémoires et sert de parallèle entre la crise de 1929 et celle qui mine désormais les États-Unis, une nation d'où les espoirs se sont envolés. Tempo lent, voix désabusée, harmonica, steel guitar, il égrène avec douleur sa poésie acoustique, digne pour de bon de Woodie Guthrie. Springsteen réalise une véritable prouesse d'écrivain-chroniqueur, rapportant avec une rage contenue, ce qu'est la misère contemporaine. Il prouve une fois de plus que, depuis les années 1970, personne n'a eu sur le rock américain un impact similaire au sien.