Allen Stewart Konigsberg, dit Woody Allen
Cinéaste et acteur américain (Brooklyn, New York, 1935).
Woody Allen est le cinéaste comique majeur des trente dernières années. Ayant dépassé le statut d'amuseur numéro un, il accédera petit à petit au panthéon des auteurs philosophes les plus originaux de son époque.
Le don de l’écriture
Cet autodidacte de quartier devient vite un intellectuel néophyte et apprend à monnayer ses gags (50 par semaine pour 100 dollars), qui lui permettent de s'inscrire à l'université, puis au collège de New York, dont il se fait exclure très promptement. À 19 ans, il vend ses gags à NBC, se marie et entre en analyse. Son don inné pour la rédaction des one-liners (plaisanteries en une seule ligne) lui fait gagner jusqu'à 1 500 dollars par semaine ; il écrit des sketches pour le Show of Shows de Sid Caesar, que rédigent aussi Mel Brooks, Neil Simon et Carl Reiner.
Devenu soliste de cabaret, il se produit dans les universités, à la télévision et en tournée. En 1964, le producteur Charles Feldman le voit au Blue Angel, lui demande de récrire le scénario de Quoi de neuf, Pussy Cat ? et l'emmène en Europe, lui confiant même un petit rôle auprès de Peter Sellers. Il joue ensuite le neveu de James Bond dans Casino Royale, qu'il remanie aussi. Mais ce docteur pour scénarios a d'autres ambitions : il écrit une pièce de théâtre, Don't Drink the Water, qui triomphera à Broadway, un scénario original et il commence à collaborer au New Yorker.
Un imaginaire débridé
Il se fraye un chemin dans le cinéma par une opération de détournement : il remonte et commente très librement, en une sorte de collage, un film chinois en provenance de Hongkong, s'appropriant le matériau brut et le réinventant : c'est Lily la Tigresse (What's Up, Tiger Lily ?, 1966), dont il n'a tourné que quelques plans, mais qui déjà participe de son imaginaire. Puis il entreprend de conquérir la scène avec sa deuxième pièce de théâtre, Play It Again, Sam, 1969 (histoire d'un amoureux timide qui demande des tuyaux au fantôme d'Humphrey Bogart) et l'écran avec sa première mise en scène, Prends l'oseille et tire-toi (Take the Money and Run, id.), commentaire burlesque de la délinquance. L'univers de Woody Allen est déjà défini pratiquement, il ne lui reste qu'à s'épanouir et à s'approfondir.
Il apprend son métier et progresse techniquement de Bananas (1971) à Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (Everything You Always Wanted to Know About Sex but Were Afraid to Ask, 1972) et Woody et les robots (Sleeper, 1973), passant du pamphlet politique au fantasme sexuel outrancier jusqu'à la science-fiction parodique. Il évolue aussi de la direction bâclée et de l'image incertaine jusqu'à une plastique dominée, une meilleure direction d'acteurs, un niveau supérieur du scénario. Lorsqu'il vient à Paris tourner Guerre et Amour (Love and Death, 1975), qui reste l'un de ses films préférés, il est déjà devenu maître de son langage et de ses ambitions. Love and Death, comédie sur la peur de la mort, révèle des soucis métaphysiques et intellectuels qui anticipent sur ce qui sera sa trilogie autobiographique.
Entre introspection et comédie
Annie Hall (1977) ouvre la chronique d'un écrivain de Manhattan et le carnet intime de Woody, récapitulant sa liaison adulte, cathartique, avec Diane Keaton (qui partagea sa vie au sortir de son divorce amical avec sa seconde épouse, Louise Lasser). Woody s'exprime ici sur tous les sujets, et assume enfin pleinement cette personnalité d'homme équilibré, capable de plaire aux femmes et de conduire une morale libératrice, non machiste, face aux ambiguïtés de son métier, le show-business, intégrant harmonieusement son passé à son avenir. Après une expérience transitoire, celle d'Intérieurs (Interiors, 1978), film entièrement tragique où Allen, cédant à son admiration pour Ingmar Bergman, renonçait momentanément à toute comédie, il prolonge son auto-examen dans Manhattan (1979), hommage qu'il rend à sa ville favorite, hors de laquelle il ne peut vivre.
Stardust Memories (1980) est un nouvel acte d'indépendance de Woody, propos fortement individualisé d'un humoriste qui découvre les limites de l'humour dans une vie moyennement engagée. Woody Allen change définitivement l'appréciation qu'on avait avant lui de l'acteur comique présumé innocent, sexuellement inadéquat, tout comme il prétend percer à jour les raisons profondes du comique, ses limites morales, sa fonction thérapeutique et son niveau libérateur. En 1982, dans un divertissement bergmano-shakespearien, Comédie érotique d'une nuit d'été (Midsummer Night's Sex Comedy), il replace son univers dans les vents coulis de ces étés luxuriants où la magie hante de nuit les frondaisons, ridiculisant les humains au travers de leurs vertiges. En professeur pédant, José Ferrer joue le rôle de ces raseurs tourneboulés qu'incarnait chez Bergman un Gunnar Bjornstrand, et Woody celui d'un Merlin bricoleur mâtiné de savant excentrique, dont les gadgets capricieux jouent parfois avec la voyance. Zelig (1983), qui reçoit un accueil triomphal, est une réflexion sur le cinéma, un conte borgésien où Woody Allen invente de toutes pièces un personnage historique imaginaire et s'amuse à parodier les médias de l'avant-guerre, sur un canevas digne d'un canular pirandellien, mêlant l'ubiquité à la psychanalyse et à l'amour triomphant. Broadway Danny Rose (1984) marque un retour à l'esprit comique de ses premiers films. Allen y campe un personnage d'impresario miteux impliqué dans le monde des gangsters.
D'une activité intense, il signe en 1985 la Rose pourpre du Caire (The Purple Rose of Cairo) où en décrivant la passion amoureuse d'une serveuse de bar pour un personnage de l'écran (et l'acteur qui interprète le rôle) il mélange avec habileté l'onirique et le réel. Dans la lignée d'Intérieurs, on retrouve une parenté bergmanienne, voire tchékhovienne dans Hannah et ses sœurs (Hannah and her Sisters, 1986) une chaleureuse saga familiale, September (id., 1987) un huis-clos à six personnages à la recherche d'eux-mêmes et des autres, Une autre femme (Another Woman, 1988) une satire douce- amère de la psychanalyse. Entre deux œuvres d'une souriante gravité, Woody Allen tourne des films plus légers comme Radio Days (id., 1987) où il accumule une suite de saynètes embuées de nostalgie « rétro » ou comme Œdipus Wrecks, l'un des épisodes de New York Stories (id., 1989, les deux autres épisodes étant réalisés par Scorsese et Coppola).
En 1989, il réalise Crimes et délits (Crimes and Misdemeanors), en 1990 Alice où Mia Farrow tient (pour la troisième fois sous sa direction) un rôle majeur, et, en 1991, Ombres et brouillard (Shadows and Fog). Ces trois derniers films témoignent d'une inspiration qui ne cesse de se renouveler et de s'élargir. Crimes et délits, sans doute l'expérience la plus aboutie, assombrit la légèreté de Allen dans une intrigue aux fils multiples dont l'un, fait nouveau, est criminel. Alice a recours au merveilleux (une exquise séquence de lévitation) et à la conscience humanitaire (le visage obsédant d'une fillette indienne, aveugle et souriante, clôt le film). Ombres et brouillard évite moins bien la référence culturelle malgré une recréation plastique saisissante de l'univers noir et blanc de l'expressionnisme.
Sous la légèreté, la gravité
Maris et femmes (Husbands and Wides, 1992) revient à une intrigue conjugale et new-yorkaise, dans un style faussement brouillon qui emprunte à la défunte nouvelle vague. Mais l'intérêt du film dépasse largement ce sympathique pastiche : il s'agit d'une des réussites les plus mordantes, peut-être les plus douloureuses, d'Allen dans le terrain de l'introspection. Le cinéaste, au sommet de ses moyens, s'y affirme comme un directeur d'acteurs de haute volée : Sydney Pollack et Judy Davis y campent un inoubliable, drôle et touchant, couple quadragénaire à la dérive. Ce film, que certains ont reçu comme un psychodrame, voit également la fin de la collaboration, tant artistique que conjugale, avec Mia Farrow. C'est Diane Keaton qui la remplace dans Meurtre mystérieux à Manhattan (Manhattan Murder Mystery, 1993) : Allen semble vouloir retrouver alors ses qualités d'« entertainer » et signe une comédie policière qui est sans doute sa plus grande réussite purement comique depuis longtemps.
La comédie est également mordante et dévastatrice dans l'éblouissant Coups de feu sur Broadway (Bullets over Broadway, 1994) : ce mélange inattendu de film de gangsters et de pochade broadwayenne se charge en plus d'une réflexion grave et souvent amère sur la créativité et l'intégrité artistique. Woody Allen apparaît maintenant comme un cinéaste majeur qui allie une pensée profonde et originale à une forme d'une rare élégance. Certains lui ont cependant reproché de revenir à un comique plus superficiel et traditionnel avec Escrocs mais pas trop (Small Time Crooks, 2000) qui lui a permis de renouer avec la faveur du public américain.
Après le Sortilège du scorpion de jade (2001), Hollywood Ending (id.) et Melinda et Melinda (2004), renouvelant les lieux de son inspiration, le cinéaste entame un cycle de films européens, tournés en Grande-Bretagne (Match Point, 2005 ; Scoop, 2006) et en Espagne (Vicky Cristina Barcelona, 2008). En 2009, retrouvant New York, il livre Whatever Works, une fable teintée d'optimisme où transparaît son plaisir manifeste de diriger les acteurs et filmer l'histoire qu'il lui plaît, en toute liberté.
Woody Allen a joué également comme acteur dans Tombe les filles et tais-toi (H. Ross, 1972), tiré de sa propre pièce Play It Again, Sam, le Prête-Nom (M. Ritt, 1976) et Scènes de ménage dans un centre commercial (P. Mazursky, 1990).