Alfred, comte de Vigny
Écrivain français (Loches 1797-Paris 1863).
L'homme et l'écrivain
Assigner aux jeunes gens de l'avenir une confrontation par décennie, c'est s'en remettre, pour sa survie, au plus impitoyable des juges. Tel est pourtant le pari engagé par Vigny avec la postérité dans la dernière strophe du dernier poème de son dernier recueil. Le contrat avec l'Esprit pur n'a pas toujours été reconduit avec la même bonne grâce, mais nous disposons, depuis quelques années, de documents plus complets qui nous permettent de modifier notre « lecture » de Vigny, en ajoutant à la liste traditionnelle de ses écrits le texte de nombreuses lettres, celui de ses Mémoires et de ses carnets les plus intimes. Ces dernières découvertes font quelque peu vaciller l'image de l'ange blond ou du cygne, autant que celle de l'occupant solitaire de la tour d'ivoire. Une critique éclairée a su ramener cependant à leur juste place des épanchements érotiques, des préoccupations de marchand de cognac et un zèle policier dont on a exagéré l'importance en les isolant d'un ensemble vécu. Il se trouve que Vigny avait lui-même prévu et désamorcé l'offensive. En fils adoptif de la Charente, le maître du Maine-Giraud met une robustesse toute paysanne à définir le destin comme une « fermentation naturelle des faits et des actes ». Aristocrate, amant, soldat et poète malheureux, il sait qu'on ne nous a pas laissé le moyen de choisir notre voie et qu'il faut assumer la totalité de l'existence : « Il y a une force plus puissante que celle des hommes, c'est l'enchaînement des choses de la vie » (Journal d'un poète, 1860).
Le fait de croire à la vertu d'un jugement posthume lorsque, dans le meilleur des cas, on n'a jamais eu avec ses contemporains que des relations de politesse distinguée peut trahir une intrépide foi en son génie ou une plate inconscience de ses limites. Mais il semble que Vigny ait échappé autant à la vaine suffisance qu'à l'héroïque orgueil. Cette confiance en la justice de l'avenir est l'inévitable prolongement d'une sincérité absolue appliquée aux « choses de la vie » ; c'est la conviction que, tôt ou tard, la réalité intégrale de l'expérience et la franchise de l'engagement ne peuvent pas ne pas recevoir la sanction de leur authenticité. Vigny, homme d'ordre et de méditation, n'en est pas moins homme de progrès. Si par sa patiente observation de clinicien il se situe dans le prolongement de la réflexion classique sur la nature humaine, par ses angoisses psychiques et la violence de sa contestation métaphysique il s'insère très fortement dans notre époque. Chaque sondage ramène au jour l'évidence de nouvelles correspondances : Vigny, Freud et les passions secrètes, Vigny, Kafka et le thème du Grand Procès, Vigny, sa thérapeutique de la rêverie et Bachelard, Vigny et le huis clos de Sartre (« Qu'est-il besoin d'enfer, n'avons-nous pas la vie ? »), Vigny, Sisyphe, l'absurde et Camus… Et comment ne pas relever ces réflexions que l'on croirait venues de Valéry : « Bain de l'âme, ô repos et travail à la fois : j'écoute les pas harmonieux des idées à travers les sphères de tous les mondes et dans toutes les constellations du passé et les rêves étoilés de l'avenir » ou encore : « La pensée seule, la Pensée pure, l'exercice intérieur des idées et leur jeu entre elles, est pour moi un véritable bonheur » (Journal d'un poète, 1858).
Ce qui aboutit à la « Marche de l'Esprit », que Vigny nomme ainsi bien avant Ánguelos Sikelianós, et son idéal de communion delphique part d'une constatation fondamentale, celle du « grand » et mystérieux « procès » qui nous a condamnés à la réclusion, sans recours en grâce possible. Le juge est invisible, inerte et sourd : « Condamnés à mort, condamnés à la vie, voilà deux certitudes. Condamnés à perdre ceux que nous aimons et à les voir devenir cadavres, condamnés à ignorer le passé et l'avenir de l'humanité et à y penser toujours ! Mais pourquoi cette condamnation ? Vous ne le saurez jamais. Les pièces du Grand Procès sont brûlées : inutile de les chercher » (Journal d'un poète, 1834).
Incapable d'admettre qu'un Dieu prétendu juste et bon ait pu engendrer un monde où se tienne le germe du mal et où meurent les innocents, Vigny refuse pour les hommes la responsabilité du péché. Il érige en majesté les souffrances humaines et trouve la résolution de ses conflits dans un « désespoir calme » et un « scepticisme pieux » qui mènent à la divinisation de la conscience. Ainsi se concilient les éléments, en apparence irréductibles, de ce que notre époque appellera la sainteté laïque.
L'œuvre
Les premières œuvres poétiques
Dans ce schéma s'inscrivent essentiellement trois groupes d'œuvres. Pour le premier temps de l'enquête s'élabore, de 1822 à 1832, le recueil des Poèmes antiques et modernes. Vigny s'y souvient de ses lectures ; la Bible et Homère, Milton, le roman noir anglais, Swedenborg, Chénier, Byron, Chateaubriand l'aident à recenser les pièges que la destinée tend aux hommes. On voit Dieu se détourner inexplicablement de ceux qu'il a élus (« Moïse », « Éloa », « le Déluge ») ou condamner le monde moderne à la nuit (« Paris », « les Amants de Montmorency »).
L'œuvre en prose et le théâtre
Avec le deuxième groupe d'œuvres, l'enquête choisit la prose et se transforme en constat. Partant maintenant de son expérience personnelle, Vigny construit une sorte d'épopée de la désillusion où il dénonce le calvaire des êtres d'idéal, que la société transforme en trois catégories de parias. Parce que, livré tout enfant à l'ironie de ses camarades de collège, il a souffert de sa condition d'aristocrate ruiné par la Révolution, il écrit Cinq-Mars (1826), premier volet d'une trilogie inachevée sur la grande misère des nobles trahis par la royauté. Parce que, jeune officier frustré de gloire, il a souffert d'être condamné par les Bourbons à la médiocrité des villes de garnison, il écrit les trois récits de Servitude et grandeur militaires (1835), où, contre Joseph de Maistre, il réhabilite le soldat, ce « pauvre glorieux », gardien de l'austère religion de l'Honneur. Mais surtout parce qu'il a souffert de ne passer que pour le lieutenant de Victor Hugo, alors qu'il a été l'un des plus brillants théoriciens du romantisme – on ne dira jamais assez les mérites de la préface de Cinq-Mars ni ceux de la Lettre à Lord, qui sert d'introduction à ses adaptations de Shakespeare –, il écrit Stello (1832), première « consultation du docteur Noir », où il prend l'exemple des poètes Gilbert, Chatterton et André Chénier pour démontrer que l'artiste est incompris de toutes les sociétés. Il n'y a de salut pour lui que dans une sorte de neutralité armée qui le tient à l'écart des factions politiques, mais lui laisse le droit d'avertir de loin et de guider. Chemin faisant, Vigny découvre la charité. Devenu profondément solidaire de ses semblables, qui sont des séquestrés et des malades cherchant à oublier leur condition dans la démission – « Nous sommes tous des fumeurs d'opium au moral », remarque-t-il avant Baudelaire (Journal d'un poète, 1839) –, il considère l'œuvre à poursuivre comme celle d'un avocat et d'un médecin. Il se dédouble en Stello, le sentiment, le frère de cœur, celui qui souffre avec les autres, et en docteur Noir, la raison souvent brutale, qui veut apprendre à ses compagnons de captivité qu'ils doivent cesser de « tresser de la paille » sur le sol de leur cachot. L'expérience du théâtre, tribune tout indiquée pour prolonger les effets du constat, échoue avec la Maréchale d'Ancre (1831) et Quitte pour la peur (1833), peut-être parce que Vigny la conçoit d'abord au bénéfice de Marie Dorval. Mais, sans frustrer celle-ci, dont il fait une émouvante Kitty Bell, il remporte avec Chatterton (1835), issu de Stello, le seul franc succès de sa carrière, parce qu'il s'y engage à prendre la défense de la jeunesse : « Encourager les jeunes gens ne fait aucun mal ; les décourager peut les tuer : voilà ce que voulait dire Chatterton aux exploiteurs » (Journal d'un poète, 1839).
L'instant capital, dans l'itinéraire de Vigny, est celui où, saturé de dégoût devant la cruauté du constat, il décide enfin de relever d'une autre justice que celle du Juge sourd et masqué. En 1837, bouleversé par la lente agonie de sa mère et par les trahisons de Marie Dorval, il conçoit Daphné, fragment d'une seconde « consultation du docteur Noir » sur les théosophes, envoûtante œuvre clef qui consacre le point de non-retour. L'exemple de Julien l'Apostat, son double de prédilection – « Si la métempsycose existe, j'ai été cet homme » (Journal d'un poète, 1833) –, l'incite à rechercher par ses propres moyens la seule religion pure, celle du Beau, du Juste et du Bien. Mais Daphné nous apprend aussi que Julien est mort pour avoir cru que l'on pouvait offrir aux hommes, contre celle du Galiléen, une religion sans dogme. Unissant les traditionnels thèmes solaires au pressentiment d'une radioactivité spirituelle, Vigny comprend qu'il émane de la Sagesse un éclat si aveuglant que les yeux du vulgaire n'en supportent pas la contemplation directe. Il interposera l'écran protecteur, invisible, mais capable d'intercepter les radiations mortelles, celui du cristal ou du diamant de l'Esprit pur.
Les Destinées et les dernières œuvres
Le troisième groupe de ses œuvres organise alors le dogme et le culte du « vrai » Dieu, du Dieu « fort », du Dieu des Idées. Dans le langage lyrique enfin retrouvé, les poèmes philosophiques des Destinées, lentement mis en place de 1838 à 1863, apportent aux détenus du Grand Procès leur libération morale. Vigny nous invite à souffrir dans la dignité (« la Mort du loup »), à aimer sans faiblesse (« la Colère de Samson »), à refuser l'opportunisme politique (« les Oracles »), à dénoncer les crimes contre l'esprit (« Wanda »), à sublimer l'effort des Sisyphes que nous sommes (« la Flûte »), à rêver enfin d'une société harmonieuse (« la Sauvage »). Par l'Esprit pur seront conjurées les fatalités qui pèsent sur la créature éphémère et dolente (« la Maison du berger »). Contre le silence de Dieu (« le Mont des Oliviers ») s'élève un cri d'espérance inconditionnelle en l'avenir des hommes (« la Bouteille à la mer »). Un nouveau règne arrive, celui des Justes, prêtres et combattants des Idées, dépositaires de la seule noblesse impérissable (« l'Esprit pur »). Ainsi s'annulera la sujétion intolérable à la Fatalité ou à la Grâce (« les Destinées »).
Voilà l'œuvre, persévérante dans sa recherche, laborieuse dans son progrès, mais suspecte dans son orthodoxie, qui a coûté à l'homme sa carrière politique et ne lui a valu qu'une élection sans gloire à l'Académie française (1845). Le matériau y est inégalement traité – Vigny prosateur vaut mieux que Vigny poète –, mais l'architecture monte, solide, étayée par des symboles et des thèmes persistants, éloignés de l'emphase romantique et de l'humanitarisme utopique cher à l'époque. Selon la critique la plus récente, la thématique de Vigny se cristallise tout entière dans le vers de « la Bouteille à la mer » : « Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur. » Il figure la représentation symbolique des deux dimensions affrontées par Vigny : l'obsession de l'horizontalité captive et périssable, traversée par l'appel de la verticalité conquérante. Comment ne pas penser aussi que, chez ce contempteur du silence de Dieu, survit ainsi, malgré lui, une sorte de nostalgie de la croix ? Projection incontrôlée de foi d'enfance ou orgueil d'hérétique ? Mais la différence, au fond, est-elle si grande ? La plupart des postulations « hérétiques » ne sont-elles pas nées du désir d'aller plus droit au cœur de Dieu ? L'officier Alfred de Vigny, aristocrate et catholique, ne veut pas dire autre chose lorsque, en pleine époque de la Congrégation, il présente, au début de Cinq-Mars, Urbain Grandier comme un martyr. Vigny place les paroles de la vraie foi chez le prêtre en apparence scandaleux, mais, en réalité, plus pur que ses accusateurs. Il affirme ainsi hautement que tout procès d'hérétique n'est qu'un assassinat politique. Faut-il aller pourtant jusqu'à absoudre n'importe quel réfractaire et réhabiliter l'ange noir d'Éloa ? Vigny, qui a posé ces questions avant nous, va également, sans ses réponses, plus loin que nous. Il n'annule pas Dieu, il le tient en sursis. Au jour du jugement dernier, c'est lui qui comparaîtra devant les hommes ressuscités, pour donner enfin les raisons de sa conduite : « Il paraîtra et parlera, il dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l'innocence […] » (Journal d'un poète, 1862).
Suprême mirage ? Ultime piège de l'ange noir ? De toute façon, il y a dans cette attitude plus à gagner qu'à perdre, et le pari de Pascal reposait sur des arguments moins élevés. Tout est bon pour aider Sisyphe à tourner en vie les retombées mortelles, et il faut de bien intolérantes lunettes pour discerner là le péché d'orgueil. L'assignation qui renverse les rôles des parties au jour du jugement dernier rend à l'idée de Dieu sa grandeur, dans la dignité d'une explication confiante. L'hérésie qui croit possible ce dialogue n'est peut-être alors que la suprême humilité.