Épicure
Philosophe grec (Samos, selon une tradition, ou Athènes, selon Diogène Laërce, 341-270 avant J.-C.) .
Épicure ou la vie d'un sage
Épicure vient à Athènes s'inscrire pour l'éphébie en 325 -324 avant J.-C. et y reçoit l'enseignement du démocritéen Nausiphanès de Téos. Après quelques années de déplacements, il se fixe définitivement à Athènes en 306 avant J.-C. C'est à cette date qu'il fonde le fameux « jardin » où, jusqu'à sa mort, en 270 avant J.-C., il s'entretient, en dépit d'une cruelle maladie, avec une foule d'élèves et amis. Exercer la sagesse signifie, pour lui, guérir les corps et les âmes. Or, semblable guérison de la vie spirituelle ne peut s'obtenir dans la solitude : l'école doit être la société miniature et idéale où les rapports de maître à disciples reposent sur la confiance et l'amitié ; les femmes et les esclaves, dit-on, y sont reçus, au même titre que les jeunes gens. On comprend ainsi le rôle exemplaire de la vie d'Épicure.
À l'essaimage de son école sont dus les seuls documents directs par lesquels nous connaissons Épicure : une lettre à Hérodote sur la nature ; une autre à Pythoclès sur les météorites ; une troisième à Ménécée sur la morale. Diogène Laërce a également conservé le Testament d'Épicure, tandis que Cicéron, Sénèque et Plutarque nous ont livré, çà et là, quelques-unes de ses Pensées maîtresses : peu de chose, en somme, au regard des quelque trois cents ouvrages dont il aurait été l'instigateur.
La doctrine
Introduction
La trilogie suivant laquelle Épicure développe sa philosophie – logique, physique et éthique – étonne par son caractère traditionnel. Une physique déjà ancienne en effet, celle de Démocrite (vers 460-vers 370 avant J.-C.), semble renouvelée à seule fin d'apporter, par le biais du mécanisme et d'une métaphysique matérialiste, une réponse à des préoccupations d'ordre moral, anthropologique, voire existentiel : libérer l'homme conscient de sa situation dans le monde.
La théorie de la connaissance
Les canons de la vérité ne sont rien d'autre que diverses sortes d'évidences. La première est celle de la passion, c'est-à-dire du plaisir et de la douleur. Ces deux modes suffisent à révéler l'aspect affectif des sensations, puisqu'il n'existe pas d'états neutres. Les affections font nécessairement connaître leur cause, agréable ou pénible, et sont aussi infaillibles que la sensation elle-même. À la différence des autres critères, elles concernent la vie pratique et non la connaissance.
En second lieu, toute vérité est connue par la sensation tangible : le réel est ce qui se fait sentir. Ce contact, direct pour le toucher et le goût, comment s'effectuera-t-il pour les autres sens ? Par l'entremise d'images, qui se détachent des objets. Épicure nomme ces émanations simulacres. Lorsque leur action s'exerce en nous, la représentation rencontre des atomes d'âme et y provoque une passion.
Ce dogmatisme appelait d'âpres critiques de la part des sceptiques : comment rendre compte des erreurs des sens ? Épicure avait répondu par avance : non seulement la sensation n'est pour rien dans nos erreurs, mais il suffirait de s'en tenir à la sensation pour éviter l'erreur. Cette dernière vient de l'impatience de juger et non des sens. Le sage doit savoir éviter la précipitation et suspendre son jugement. Mais ce même principe d'erreur, l'anticipation, préside également à la connaissance du vrai. Grâce au mécanisme des simulacres accumulés dans notre mémoire, il arrive que l'âme, combinant plusieurs images antérieures, élabore une image nouvelle et devance ainsi la sensation. Ce processus est celui-là même qui permet l'enchaînement des idées, le langage et le raisonnement. Car toute question, pour être posée et comprise, implique que nous possédions d'avance la notion ou le concept de la chose demandée. Ces prénotions dérivent ainsi des sensations précédentes ; elles ne sont donc jamais imaginaires et formulent nécessairement un jugement d'existence.
Par là s'explique également la prétention d'Épicure d'atteindre des évidences concernant les réalités cachées qui n'émettent pas de simulacres, tels les phénomènes célestes ou l'existence des dieux. La non-infirmation rattache à ce qui apparaît avec évidence une opinion sur une chose invisible. Ainsi, Épicure prouve le vide invisible par cette réalité évidente qu'est le mouvement. De même, les dieux existent, puisque nous les voyons par l'esprit et que les simulacres sont réels.
La physique
Épicure lui-même nous invite à être bref sur ce chapitre, d'inspiration démocritéenne : « Si la crainte des météores et la peur que la mort ne soit quelque chose pour nous, ainsi que l'ignorance des limites des douleurs et des désirs, ne venaient gêner notre vie, nous n'aurions nullement besoin de physique. » C'est elle, néanmoins, qui a semblé la partie la plus scandaleuse de la doctrine. Le monde offre le spectacle d'innombrables composés, qui sont étendus et ne peuvent donc être constitués d'éléments immatériels. Conséquence : il est nécessaire qu'existent, comme principes à toute physique, des éléments indécomposables, simples et étendus, du nom d'atome. Leurs qualités phénoménales sont les suivantes : les atomes se diversifient par la forme, unique qualité immuable ; par leur grandeur nécessairement finie (puisque nul atome ne peut être visible) et une solidité indissoluble, puisque les « plus petits éléments concevables » sont compacts, durs, non susceptibles de changement, en un mot, éternels ; il faut en outre se les représenter doués d'une certaine élasticité pour autoriser le rebondissement après les chocs. Tous les atomes se meuvent dans le vide avec une vitesse identique et d'un mouvement continu. Cependant, ils possèdent une propriété indéterminée, la déclinaison, c'est-à-dire la possibilité de changer la direction de leur chute, ce qui rend compte de la rencontre de certains d'entre eux et explique la formation des composés.
La nature se réduit donc au jeu du nombre infini d'atomes dans l'espace vide à l'infini. Tout ordonné qu'il soit, cet Univers résulte du désordre lié à l'absence de fin dans le monde, à l'absence de lien entre les causes. Le monde s'est formé ainsi « par hasard ». Semblable assertion doit être replacée dans son contexte polémique : il s'agissait de détruire la théologie astrale des platonico-aristotéliciens et des stoïciens. Les dieux existent, mais comme « de surcroît » ; ils ne s'occupent ni du monde, ni des hommes, et la crainte religieuse doit être abattue comme honteuse superstition. Notre univers, d'ailleurs, n'est qu'un simple cas particulier de la combinaison des atomes. Il existe une pluralité de mondes, dont les êtres vivants naissent par génération spontanée.
La morale, ou « la théorie des plaisirs »
S'il est vrai que l'âme n'est, comme le corps, qu'un composé d'atomes, la terreur des hommes à l'égard de la mort n'est pas moins absurde que la crainte des dieux. Dans le désarroi qui accompagne la décadence politique de la cité grecque, la tâche des philosophes fut alors de définir le « souverain bien » et d'élaborer une haute conception du bonheur. Nonobstant l'incompréhension que suscita la doctrine, l'épicurisme n'est rien d'autre qu'une morale rationnelle du plaisir. Ce dernier se produit de lui-même lorsque, par le jeu des organes naturels, l'équilibre physiologique est établi dans un être vivant. Le plaisir est une limite qui ne peut être dépassée sans se transformer immédiatement en douleur. Le plaisir est donc un bien par lui-même, mais un bien fragile, précaire, toujours menacé par une rupture d'harmonie. D'où un véritable calcul des plaisirs et une discipline ascétique que s'impose l'épicurien : se suffire à soi-même, se contenter de peu, se moquer du destin deviennent les préceptes fondamentaux.
Comment, pratiquement, réaliser cet idéal ? En suivant la nature, d'une part, et en opérant un choix raisonné parmi les désirs. On distingue, parmi ceux-ci, les désirs naturels et nécessaires, les naturels et non nécessaires, enfin ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires. Les derniers sont à proscrire, les deuxièmes à éviter, les premiers à satisfaire pleinement et joyeusement : il s'agit des plaisirs corporels élémentaires.
On voit combien le caractère sobre et sévère de la doctrine d'Épicure ne peut être confondu avec la morale hédoniste, professée par Aristippe de Cyrène, Eudoxe de Cnide et, plus tard, le cynique Hégésias. L'hédonisme ne considère que l'intensité du plaisir et de la douleur et non les différences qualitatives qui peuvent exister entre eux. Épicure ne cherche qu'un plaisir calme et stable, une sérénité d'âme, l'« ataraxie », forme de la sagesse et le plus grand des biens.
→ épicurisme.