Guernica
Peinture de Pablo Picasso, réalisée en 1937 (musée national Centre d’art Reina Sofía, Madrid ; huile sur toile ; 3,49 × 7,76 m).
1. Motif : scène de massacre en noir et blanc
1.1. Souffrance et désolation
La plus grande des peintures à l’huile sur toile de Picasso présente une vue d’apocalypse, dans une gamme de couleurs limitée au noir et au blanc, à des gris et à quelques rehauts de jaune.
Sur un fond nocturne où l’on distingue l’intérieur d’une ferme, sommairement éclairé par une ampoule électrique et par la flamme d’une bougie, une jument blessée se retourne vers un taureau. Au premier et deuxième plans, de gauche à droite, plusieurs femmes : la première hurle en tenant son enfant mort dans ses bras, les autres pleurent. Sur le devant, une tête d’homme et ses bras disloqués renvoient aux destructions que l'on devine dans le lointain – immeubles effondrés ou en proie aux flammes.
1.2. D’après un reportage photographique
Le tableau de Picasso est directement inspiré d’un épisode de la guerre civile d’Espagne, le bombardement, par la légion Condor venue appuyer les troupes du général putschiste Francisco Franco, de la ville basque de Guernica y Luno, le 26 avril 1937.
Cette opération meurtrière suscite à l’époque une émotion d’autant plus grande qu’il s’agit du premier raid militaire aérien contre une population civile, et qu’un reportage est aussitôt publié dans la presse internationale. Picasso décide d’élaborer son œuvre à partir des photographies de presse de la ville martyrisée, ce qui influence le choix des teintes de sa palette.
2. Forme : la création d’une œuvre majeure
2.1. Un tour de force
La mise au net de la composition et l’exécution du tableau apparaissent comme très rapides, eu égard à ses dimensions exceptionnellement importantes : commencé le 1er mai 1937, soit moins d’une semaine après les événements qu’il rapporte, Guernica, œuvre de commande, doit être livré moins de quatre semaines plus tard ! On connaît les principales phases de cet exploit grâce aux clichés pris par la photographe surréaliste Dora Maar, alors compagne de l’artiste.
Dans son atelier parisien de la rue des Grands-Augustins, Picasso travaille simultanément à l’ensemble de la toile et à des études de fragments. Sur le tableau définitif, il place d’abord un taureau, symbole de force aveugle, et une jument, qui représente l’Espagne meurtrie. Puis viennent s’articuler des figures humaines, dans un clair-obscur simplifié par la réduction chromatique. L’expressivité des détails (mains, bouches) contraste avec la linéarité des grandes masses, au cubisme plus synthétique que jamais.
2.2. Peinture d’histoire
Par le format, l’œuvre s’inscrit dans la tradition classique de la peinture d’histoire – Picasso a du reste emprunté au Massacre des Innocents, de Nicolas Poussin (vers 1629, musée Condé, Chantilly), le profil de la femme située au premier plan à droite. L’ambition de l’artiste paraît claire : rivaliser avec les maîtres du passé qui, à l’instar de Poussin ou de Louis David, transfigurent un événement historique pour en tirer un message philosophique de portée générale, intemporel.
3. Histoire : le geste politique
3.1. Paris, 1937 : l’Exposition internationale
La réalisation de Guernica est liée à une commande du gouvernement républicain pour le pavillon espagnol de l'Exposition internationale, qui ouvre ses portes fin mai 1937 à Paris. Les sympathies de Picasso, artiste espagnol installé en France, sont alors connues : le peintre a été nommé directeur honoraire du musée du Prado (Madrid) en septembre de l’année précédente, en remerciement de son soutien dès le début de la guerre civile (en juillet 1936).
Avec Guernica, l’occasion lui est donnée de souligner haut et fort sa loyauté de citoyen espagnol envers le gouvernement légal, mais aussi son antifascisme et son pacifisme devant la montée des totalitarismes et des périls.
3.2. L’artiste engagé
Picasso revendique, avec une netteté sans précédent dans son œuvre, une responsabilité politique. Comme Goya autrefois avec son tableau du Tres de Mayo ou dans ses eaux-fortes retraçant les atrocités commises par les troupes napoléoniennes au cœur de l’Espagne occupée (Désastres de la Guerre), l’artiste se veut à la fois observateur et conscience universelle, mais aussi homme de conviction et farouche partisan.
Quelques années plus tard, en 1944, alors que finissent la Seconde Guerre mondiale et les massacres de populations dont Guernica avait été le sombre présage, Picasso adhère au Parti communiste français.
3.3. Retour en Espagne
Le destin de Guernica est à l’image de son propos : exemplaire. En 1939, Pablo Picasso en propose le dépôt au Museum of Modern Art de New York. Puis il prévoit de le léguer à l’Espagne, pour le jour où la démocratie y sera rétablie. Picasso meurt en 1973, Franco en 1975. En 1981, le tableau retraverse l’Atlantique pour gagner les cimaises d’une annexe du musée du Prado (Casón del Buen Retiro), dans la capitale espagnole. Il est enfin exposé à partir de 1992 au musée national Centre d’art Reina Sofía, à Madrid.
4. Réception critique et citations
• « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements : c’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi. » (Pablo Picasso).
• Pendant l’Occupation, Picasso reçoit à son atelier la visite d’officiers allemands attirés par sa notoriété. L'un d’eux, à qui il donne une reproduction photographique de Guernica, lui demande : « C’est vous qui avez fait ça ? », et Picasso répond : « Non, c’est vous ! »
• « En notre fin de siècle, nous savons que Picasso a réussi son défi. Guernica est devenue le symbole du nouveau degré franchi dans l’inhumain en 1937, de la spécificité de la Seconde Guerre mondiale. » (Pierre Daix, Pour une histoire culturelle de l’art moderne, 1998-2000).