érotisme
Description et exaltation par la littérature de l'amour sensuel, de la sexualité.
LITTÉRATURE
Il n'y a pas de « genres » littéraires
L'histoire de la littérature érotique est aussi ancienne que celle de la littérature tout court. Platon, dans Phèdre et le Banquet, distingue entre le dieu qui conduit à l'amour divin, Éros ailé, et le dieu sans lequel la race humaine s'éteindrait, Éros-pteros, qui donne des ailes. Sous de tels auspices, l'érotisme en littérature ne pouvait que se développer ; son histoire est jalonnée de chefs-d'œuvre, du Cantique des cantiques et du Kama-sutra aux Liaisons dangereuses de Laclos et à l'Amant de lady Chatterley de D. H. Lawrence, en passant par l'Art d'aimer d'Ovide, les écrits de Crébillon fils et de Restif de La Bretonne et les Mémoires de Casanova. Tous ces écrits sont d'abord de la littérature, avant d'être de l'érotisme. L'artifice de la séparation des genres, dont l'adage bien connu selon lequel « le livre érotique est un moyen dont la sensation est la fin » est ici le porte-parole, est une invention de la critique traditionnelle du xixe s.
Une relation incestueuse
L'érotisme diffère la réalisation du désir pour en prolonger l'intensité ; la fin que poursuit l'érotisme, c'est non pas la perfection de l'acte, mais la pérennité du désir. Il y a donc érotisme dès qu'il y a décalage, détour, duplicité. Comment, dès lors, l'écrit ne serait-il pas, lui qui est déjà détour, déjà sublimation, la médiation par excellence par où vienne s'engouffrer et se fixer le désir dans sa pureté originelle, puisque aussi bien la parole blesse la pudeur plus que le regard, qui la blesse plus que le toucher ? Dans le silence de l'écrit se répercute l'écho du silence de l'érotisme ; un rapport nécessaire s'engage, un vertige de complicité. C'est que l'écrit laisse libre cours à l'imagination, cette vierge folle du monde de l'érotisme. Il n'est donc point d'érotisme qui ne soit intellectuel : c'est quand l'idée du désir devient plus excitante que son objet que l'érotisme commence.
La volonté de grandissement du désir impose une contrainte acceptée aux sens, le passage par l'épuration de la réflexivité. Mais l'érotisme n'est jamais si fort que lorsque vient s'adjoindre à cette contrainte interne voulue l'aiguillon d'une contrainte externe, d'un interdit sexuel, motivation puissante du désir. Le détour par le péché est essentiel à l'épanouissement de l'érotisme : là où il n'y a pas de gêne, il n'y a pas vraiment de plaisir. C'est que l'érotisme est perversité, au sens étymologique du terme : il tourne le vice en vertu, devinant que ce qui était défendu est en fait délicieux. Et plus le tabou est ressenti comme pesant, plus sa transgression sera délicieuse ; Sade, Sacher-Masoch et Bataille, eux, sont « passés outre ».
Georges Bataille
Il fut gravement malade pendant sa jeunesse ; durant son âge mûr, il occupa les fonctions de bibliothécaire, notamment à Orléans, où il vécut avec sa femme une vie retirée et silencieuse. Entre les deux guerres, il fut fondateur et rédacteur des revues Documents (1928-1930), Critique sociale (1932-1936) et Acéphale (1936-1939) ; en 1946, il créa avec Jean Paulhan la revue Critique. Longtemps contraint de se cacher sous le pseudonyme de « Pierre Angélique », il fut à tous les sens du terme un écrivain maudit : livres interdits, manuscrits qui attendent trente ans leur publication, succès imperceptible au moment des parutions. Si l'on excepte les deux textes sur l'art parus en 1955, Lascaux ou la Naissance de l'art et Manet, il ne paraît pas exagéré de dire que la totalité des écrits de Bataille ont l'érotisme pour centre, y compris la plupart des études d'exégèse littéraire.
En effet, Bataille se place du point de vue de la cohésion de l'esprit humain, montre l'unité de conduites apparemment opposées en cherchant un lieu possible de convergence. À la base de cette tentative d'une systématique spirituelle, il y a la notion de dépense, dont les formes les plus patentes sont le jeu, le rire, l'héroïsme, l'extase, le sacrifice, la poésie, la méditation et l'érotisme, toutes formes de dilapidation, c'est-à-dire de violence, par rapport à la raison, qui est travail. De ces manifestations, le moment érotique est la plus intense, parce qu'il « agit » ce que toutes les autres, et en particulier le mysticisme, ne sont pas parvenues à « dire » : la fascination non tant de la mort que du « dernier instant », suprême angoisse qui se résout dans la jouissance suprême ou l'inconscience suprême – ce qui est tout un – , dans la transfiguration extatique. Le sommet de l'érotisme coïncide ainsi pour Bataille avec l'interrogation philosophique fondamentale. Le problème de l'érotisme est donc le problème grave par excellence, et c'est notamment parce qu'il estimait que les surréalistes faisaient de Sade, ce dépensier du langage, un usage futile que Bataille a rompu avec Breton. Aussi, face au déferlement de l'« opération-sexe », Bataille apparaît-il comme le théoricien, sinon le philosophe de l'érotisme, penseur minutieux, attentif, passionné.
Dans la conception de Bataille, l'érotisme est en effet tout, sauf un jeu, une technique : « L'expérience intérieure de l'érotisme demande de celui qui la fait une sensibilité non moins grande à l'angoisse fondant l'interdit qu'au désir menant à l'enfreindre. » C'est que la transgression n'abolit pas l'interdit, mais le dépasse en le maintenant. L'érotisme est donc inséparable du sacrilège et ne peut exister hors d'une thématique du bien et du mal, d'une chrétienté. Mystique inverse, la quête érotique parcourt le même chemin, de la douleur sacrificielle à l'extase. C'est pourquoi tous les héros érotiques de Bataille crient après Dieu, sont au bord de la folie, en tout cas toujours malades. Cet érotisme effrayant, en tant qu'il représente, par l'intensité qu'il déploie, le « sommet de l'esprit humain », débouche sur le silence, a le silence comme vocation. Dès lors, langage et littérature ne servent qu'à rendre compte, aussi précisément que possible, c'est-à-dire toujours approximativement, d'expériences qui, de toute façon, se passent ailleurs. Aussi, Bataille ne cherche-t-il pas à faire de la littérature, se contentant de noter lourdement les choses, comme elles sont (ne sont pas), attentif uniquement à se faire comprendre. Mais comme, fondamentalement, il s'agit « d'autre chose » et que c'est l'angoisse qui parle, tout entière tendue vers la « volonté de l'impossible », écrire devient cette tentative inutile qui débouche sur le néant et à laquelle, pourtant, on ne peut se soustraire : l'écriture est un résidu, trace d'un mouvement vers l'inconnu, reste d'un combat qui se passe ailleurs et que nul n'a le pouvoir de faire cesser. L'œuvre de Bataille, qui, hors des genres et des catégories, marie la confession nue à la réflexion philosophique et à la recherche mystique, est l'approche désespérée d'états excessifs, d'états limites.
Leopold von Sacher-Masoch
Après des études de droit et d'histoire à Graz (la Révolte de Gand, 1857), il est nommé professeur à Lemberg ; en 1859, il combat en Italie dans les rangs de l'Empire. De retour à Lemberg, il abandonne rapidement son poste pour se consacrer à la littérature. Sous les pseudonymes de « Charlotte Arand » et de « Zoé von Rodenbach » ou sous son propre nom, il acquiert bientôt une grande notoriété comme auteur de contes folkloriques de l'Europe centrale. En 1873, il se marie à Aurora von Rümelin, qui signera « Wanda von Dunajew », et dont il divorcera en 1886, lors d'un voyage à Paris. À cette époque, il est également connu comme rédacteur ou collaborateur de nombreuses revues ; il est même directeur-éditeur de la revue Auf der Höhe (Sur les hauteurs), qui paraît de 1881 à 1884 à Leipzig. En 1887, il se remarie avec la gouvernante de ses enfants et abandonne ses tâches mondaines pour parfaire son œuvre. Quand il meurt, seul et oublié, après avoir connu une renommée européenne, son nom est déjà attaché au mot masochisme, qui désigne une conduite sexuelle opposée au « sadisme ».
Pendant toute cette période, la France, qui le lit et l'honore, ne reconnaît aucun « érotisme » dans l'auteur de la Femme divorcée (1870), roman inspiré par son aventure avec Anna von Kottowitz, ou de la Vénus à la fourrure (1870), roman inspiré par son aventure avec Fanny von Pistor : c'est que les conditions de la censure et de la tolérance étaient très différentes des nôtres au xixe s., où l'on tolérait plus de sexualité diffuse, avec moins de précision organique et psychique. Les choses changent à partir de la Belle Époque, le « masochisme », inventé par Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) dès 1886 (Psychopathia sexualis), ayant fait son chemin. De ce moment, Sacher-Masoch n'est plus considéré que comme un écrivain de « second rayon », comme le prouvent les traductions parues entre 1906 et 1909 (Vénus impératrix, les Batteuses d'hommes, la Czarine noire, la Pantoufle de Sapho, la Jalousie d'une impératrice). Considérer Sacher-Masoch comme un conteur et un chroniqueur, c'est oublier que, dans son œuvre, conçue comme une série de cycles, les contes ne forment que des cycles secondaires ; le considérer comme un maniaque de la flagellation, c'est oublier qu'il est aussi l'auteur de deux « romans noirs » : Pêcheurs d'âmes et la Mère de Dieu.
Alors qu'il a dix ans, une parente éloignée de son père, la fière comtesse Zénobie, administre au jeune Leopold une correction d'importance, répétant ainsi la demoiselle Lambercier de Jean-Jacques. Ce n'est que bien plus tard que Sacher-Masoch découvrira « l'affinité mystérieuse entre la cruauté et la volupté ; puis l'inimitié naturelle des sexes, cette haine qui, vaincue pendant quelque temps par l'amour, se révèle ensuite avec une puissance tout élémentaire, et qui de l'une des parties fait un marteau, de l'autre une enclume ». C'est dans le jeu de cette double postulation que réside l'érotisme propre à Sacher-Masoch. Ses romans sont traversés par la figure hautaine de cette femme de marbre, toujours la même sous les fourrures différentes et les fouets multiples, qui humilie sans fin un homme qui l'adore et dont elle a fait son jouet, cette « femme sarmate, étrange idéal né d'une esthétique du laid, l'âme d'un Néron dans le corps d'une Phryné ». Mais c'est l'homme qui est à l'origine de cette fantastique aventure : parce que sa félicité n'est totale que remplie de tourments, il a persuadé la femme de l'attacher à sa personne comme esclave – de lui être infidèle. Ce patient travail de persuasion, il l'a effectué par le détour d'une véritable dialectique de type platonicien (le héros masochiste est suprasensuel, c'est-à-dire suprasensible), dont le pouvoir se marque par des « contrats » dûment paraphés et datés. Dans le monde des amours masochistes, les choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites, normalisées et verbalisées, avant que d'être accomplies. Ces redoublements de précautions n'ont qu'un seul but : de même que, chez Sade, l'obsession de la jouissance de l'autre se renverse, pour le libertin, en l'affirmation effrénée de sa propre jouissance, de même, chez Sacher-Masoch, l'obsession de l'attachement de l'autre se renverse en l'affirmation effrénée de son propre « attachement » à l'autre, qui se monnaye chez le masochiste en une sujétion corporelle dont le pendant est une suspension contractuelle de ses droits. Ce qui est en cause dans l'érotisme, c'est la durée de l'intensité du désir, désir de jouissance chez Sade, désir de sentiment chez Sacher-Masoch. Mais cet identique pouvoir de la parole et de l'écrit qui fait – différemment – l'érotisme chez Sade et chez Sacher-Masoch n'apporte en fait aucune satisfaction. Au libertin répétant sans cesse la même lutte inutile contre la toute-puissante Nature correspond la déception du masochiste, véritable Pygmalion toujours dépassé et enchaîné par son œuvre, « comme si, dit G. Deleuze, la puissance du travesti était aussi celle du malentendu » : le sérieux impliqué dans la réalisation des clauses du contrat fait disparaître le caractère masqué mais originaire d'attachement qui en faisait tout le prix, et, dans la Vénus à la fourrure, Séverin dit à Wanda : « Vous avez abusé de mes sentiments sacrés. » Dès lors, rien ne va plus ; et l'art de Sacher-Masoch, tout de suspense, sait faire du roman érotique un roman d'atmosphère.
Donatien Alphonse François, marquis de Sade
D'antique noblesse provençale et allié à la branche cadette de la maison de Bourbon, Sade mourut enfermé comme fou à l'asile d'aliénés de Charenton-Saint-Maurice, après avoir passé vingt-sept années de son existence dans treize prisons différentes, sous trois régimes. Il demeure connu comme « le marquis sadique », car l'on a appelé sadisme un comportement sexuel dont on trouve l'illustration dans ses œuvres.
Pour Sade, comme plus tard pour Bataille, l'érotisme est le point nodal de toute une vision du monde, concentrant en ses feux toute la systématique d'une pensée profondément originale. Un autre trait lie Sade non plus à Bataille, mais à Sacher-Masoch : c'est que les romans de Sade, envisagés en tant qu'appartenant à un « genre » littéraire, ne sont pas d'abord des romans érotiques, mais bien plutôt des « romans noirs ». Le xviiie s. en effet, enterrant le « roman gothique », a connu la vogue de la littérature qui terrifie pour émouvoir, et Sade est bien de son temps, faisant sienne la quête du bonheur – mais c'est celle d'un bonheur dans le mal.
Sade a vécu aussi l'« ère révolutionnaire », et son œuvre peut être considérée comme une « Déclaration des droits de l'érotisme », selon le mot de Maurice Blanchot, dont nous reprenons ici l'analyse de la thèse sadienne : la liberté, en effet, c'est, pour Sade, le pouvoir de soumettre, et de soumettre ses passions comme celles des autres, ce qui implique aussi bien se donner à tous ceux qui le désirent que prendre tous ceux que l'on veut ; l'égalité, dès lors, c'est le droit de disposer également de tous et de tout, et la fraternité ne peut être que celle des seuls « hommes » et des seuls « citoyens » de ce monde, les libertins. Les problèmes que pose une telle « législation » commencent avec ce que l'on pourrait appeler le droit international : dans cet univers si catégoriquement partagé, qu'en est-il lorsqu'un libertin rencontre un plus libertin que lui ? Le libertin, chez Sade, c'est en effet le puissant, c'est-à-dire celui qui s'est fait puissant par la force d'une énergie qui s'est mise au-dessus de la loi, de toute loi. La seule puissance supérieure que puisse donc rencontrer le libertin, c'est la loi, et c'est la raison pour laquelle le révolutionnaire Sade ne pouvait se satisfaire de la Révolution : ce à quoi aspire le libertin dans sa lutte secrète contre la loi, c'est à une société sans lois, alors que la Révolution ne fait que substituer un système de lois à un autre. Le paradoxe est que les libertins, unis dans cette haine de la loi, formulent une règle pour empêcher que de la rencontre de ceux qui ne doivent attendre du mal que du plaisir ne naisse le malheur, règle selon laquelle l'égalité des puissants est fonction de l'abstention entre eux de toute passion cruelle ! Mais cette superposition d'un ordre au désordre, nécessaire tout autant que la civilisation pour maintenir le désordre, est factice : la trahison reste possible, puisque la complicité entraîne la tension, qui conduit au désir de manquer au serment. Ainsi la loi même du libertinage est bafouée, car le libertinage est de principe et non de jeu, c'est-à-dire qu'il ne supporte aucune règle. La haine de l'homme supérieur envers la loi est si forte que le plaisir est aussi d'outrepasser la propre loi qu'il se donne. C'est la vocation métaphysique de l'érotisme que d'être exorbitant à tout domaine déterminé, limité.
Mais, dès lors, puisqu'il arrive que le libertin, du fait même de la convention réciproque, par le libertin puisse périr, que deviennent le bonheur dans le mal et la constante prospérité du vice ? C'est là que la pensée de Sade renverse sa thèse pour mieux l'éclairer. La réponse, en effet, tient dans l'attitude même de plaisir, jusqu'au bout vérifiée, du libertin qui succombe, preuve que la vertu ne fait le malheur des êtres que parce qu'elle juge tourments ce qui, sans elle, serait voluptés. Ainsi, il ne peut rien arriver de mal à l'homme supérieur, parce qu'il n'y a pas de mal pour lui, parce que, homme de l'excès, il est l'homme de tous les excès, de toutes les passions. Transformant ainsi en goûts tous les dégoûts et en attraits toutes les répugnances, il ne peut que jouir de ce qui pour l'être vertueux serait tortures : le libertin trahi meurt dans la volupté d'avoir été l'occasion d'un nouveau crime. La thèse de base se confirme, mais en révélant le caractère artificiel des notions mêmes de vertu et de vice qu'elle utilise. La vertu n'existe que dans les effets négatifs qu'elle entraîne, le vice dans le désir exacerbé de négation (crimes et destructions en tous genres sont la toile de fond de toutes les œuvres de Sade) qu'il affirme. C'est pourquoi Sade a voulu dénombrer toutes les possibilités humaines dans ce domaine ; la jouissance est fonction de l'épreuve : plus on éprouve et plus on jouit. Ce dénigrement absolu de la morale repose sur (et en même temps promet) le règne du fait ; pour Sade, il n'existe rien d'autre que la Nature. Une telle position laisse déjà deviner la suppression de toute « normalité » ; mais cette attitude, en revanche, institue comme « exigence » la destruction de tout tabou, de tout interdit tendant à masquer le caractère « naturel » de tout fait humain. Il y a donc chez Sade une apologie du pire – dont le but est de le faire disparaître comme tel. C'est pourquoi ce sont les mêmes aventures qui arrivent aux deux figures centrales de l'œuvre sadienne, Justine et Juliette, qui ne sont pas sœurs pour rien. Mais, alors que la vertueuse Justine n'en retire que des désagréments, parce qu'elle les refuse, n'acceptant de les considérer qu'au travers d'une perspective axiologique, la « vicieuse » Juliette, participant à ce qui lui arrive, en fait l'occasion de jouissances sans cesse renouvelées. La raison sadienne était une physique de l'énergie, des tensions de forces ; la pratique sadiste sera une alchimie du plaisir.
La condition de cette alchimie est psychologique : c'est la maîtrise de ses émotions, la domination de soi-même, dont font preuve tous les grands libertins de Sade. Comme il prétend au bonheur par la levée de tous les tabous et de tous les interdits, ce « détour » conduit tout droit à l'érotisme. Mais, comme la Nature est posée comme principe ultime par le libertin même qui s'acharne à la violer, cet érotisme aura pour aiguillon et pour manifestation la hantise des combles : les milliers de pages de l'œuvre de Sade sont un ressassement prodigieux de blasphèmes et de tortures, d'orgies scatologiques et bestiales ainsi que de dissertations philosophiques interminables. Le « lieu » de ces prouesses, c'est le secret, l'asile inviolable, caché aux yeux de tous, hors du monde, où la chair est mutilée dans un raffinement de supplices qui atteint à un grandissement épique. Du simple mensonge au meurtre le plus crapuleux, Sade n'épargne rien au lecteur ; vols et viols, humiliations sans fin, déchaînements anthropophagiques ou nécrophiliques…, le scandale éclate à chaque page. Et la puissance érotique de ses écrits, presque lassante à force d'être tendue, n'est pas que du côté de la savante Juliette : Justine l'ingénue la suscite tout autant dans ses troubles abandons, dont la répétition a quelque chose d'une louche complaisance.
Dans cette démesure intentionnelle, qui n'épargne pas plus l'esprit que le corps, la tête froide du libertin finit par s'échauffer : « Je voudrais, dit Clairwill, héroïne d'une fierté sans égale et belle à force de monstruosités, trouver un crime dont l'effet perpétuel agît, même quand je n'agirais plus, en sorte qu'il n'y eût pas un seul instant de ma vie où, même en dormant, je ne fus cause d'un désordre quelconque, et que ce désordre pût s'étendre au point qu'il entraînât une corruption générale ou un dérangement si formel qu'au-delà même de ma vie l'effet s'en prolongeât encore. » À quoi la profonde Juliette fait cette réponse : « Essaie du crime moral auquel on parvient par écrit. » Ainsi se dévoile la véritable dimension de ces « horreurs naturelles » : l'institutionnalisation.
Ce n'est pas tant, en effet, le corps que l'esprit qu'il s'agit, pour le libertin, de meurtrir, et le discours, chez Sade, tout à la fois précède, permet et supporte toujours l'acte, témoin la Philosophie dans le boudoir. Du même coup apparaît la raison de cet excès dans l'expression, qui est le trait propre de l'écriture du « Divin Marquis » : l'érotisme entretient avec la littérature un rapport nécessaire non seulement quant à l'intensité de son impact, mais aussi quant à sa durée. Ainsi, grâce à la littérature, le scandale érotique devient, avec Sade, absolu – pur.