Islam et démocratie : la Turquie interroge l'Union européenne
La victoire des « islamistes modérés » du parti de la Justice et du Développement (AKP) aux législatives de novembre pose deux questions majeures : l'islam est-il soluble dans la démocratie ? Un pays dont le gouvernement se réfère à l'islam, fût-il démocratique, est-il soluble dans l'Union européenne ?
En un sens, les Turcs ne font pas exception. De même que les électeurs d'autres pays musulmans où se sont déroulés des scrutins relativement honnêtes au cours du second semestre 2002 – Pakistan, Algérie, Maroc, Bahreïn... –, ils ont propulsé au pouvoir des « islamistes modérés », selon une expression en vogue en Occident, c'est-à-dire des politiciens qui se réfèrent au message coranique tout en acceptant le jeu démocratique. Grâce à une loi électorale très restrictive, où seules les formations ayant obtenu plus de 10 % des voix étaient admises à prendre place dans l'hémicycle, le parti de la Justice et du Développement (AKP), grand vainqueur des élections législatives, s'est octroyé 364 des 550 sièges du Parlement turc, avec seulement 34 % des voix. Tandis que le parti républicain du Peuple (CHP), créé par Mustafa Kemal Atatürk lors de la fondation de la Turquie moderne en 1923, s'adjugeait tous les autres sièges avec seulement 19 % des suffrages exprimés.
Inquiétudes au sein de l'UE
Les partis de la coalition précédente sont balayés. La formation du Premier ministre sortant, Bülent Ecevit, ne recueille qu'un peu plus de 1 % des voix, payant notamment pour une crise économique qui a vu le PIB décroître de 9,4 % en 2001, la monnaie perdre la moitié de sa valeur par rapport au dollar et le nombre de chômeurs grimper à deux millions. Le vote prend d'autant plus l'allure d'une sanction que l'État turc moderne a toujours affirmé la laïcité comme une de ses valeurs phares. À tel point qu'en juin 1997, l'armée avait contraint Necmettin Erbakan, Premier ministre issu du parti islamiste Refah, à la démission. Et que Recep Tayyip Erdogan, actuel leader de l'AKP et ancien maire d'Istanbul, avait été condamné à dix mois de prison et à l'inégibilité définitive pour avoir lu en public, en 1997, un poème jugé « islamiste ».
Au sein de l'Union européenne, dont la Turquie demande à être membre plus ou moins explicitement depuis 1963, ces résultats sont accueillis très fraîchement. Quatre jours après le scrutin du 3 novembre, Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention appelée à élaborer un projet de Constitution pour l'Union, jette un pavé dans la mare. Lors d'un entretien accordé au quotidien le Monde, il remarque que la capitale de la Turquie « n'est pas en Europe », que « 95 % de sa population se situe hors d'Europe » et qu'elle est porteuse d'« une autre culture, d'un autre mode de vie ». Il souligne le poids politique d'un pays qui, avec 66 millions d'habitants et une démographie dynamique, pourrait rapidement devenir le plus peuplé de l'Union, avec des pouvoirs de décision proportionnels. Frappé par la pauvreté du débat sur l'élargissement de l'Europe au-delà de ses limites conventionnellement admises, il conclut que l'adhésion de la Turquie signifierait « la fin de l'Union européenne ». Certes, les propos de Valéry Giscard d'Estaing sont rapidement dénoncés par les plus hautes instances de l'Union. Günter Verheugen, commissaire chargé de l'élargissement, précise notamment que « l'opinion personnelle » de l'ancien président français ne remet nullement en cause la candidature de la Turquie à l'adhésion, candidature officiellement acceptée lors du sommet européen d'Helsinki en décembre 1999. Ces propos rencontrent pourtant un écho favorable auprès de nombreux politiciens européens. Prononcés une semaine après une entrevue que le président de la Convention a eue avec le pape Jean-Paul II, ils rappellent les déclarations d'un ancien chancelier allemand, le démocrate-chrétien Helmut Kohl, qui, en son temps, voulait faire de l'Europe un « club chrétien ».
Un islam eurocompatible ?
Face à ces réticences, les dirigeants de l'AKP affirment que leur première priorité reste d'intégrer l'Union européenne, sur la base des critères strictement politiques définis au sommet européen de Copenhague en 1993. Ils annoncent leur volonté d'« en finir avec la torture » et de développer la « liberté d'expression », continuant l'œuvre du Parlement sortant qui, durant l'été, avait voté l'abolition de la peine de mort et la reconnaissance de la langue kurde. Sur les dossiers hautement épineux de Chypre et de la coordination entre la future défense européenne et l'OTAN, ils se disent également prêts à coopérer. Enfin, sur le plan économique, ils entendent « suivre le programme élaboré avec le Fonds monétaire international, mais en y apportant peut-être des modifications dans les domaines agricole et social », et ce afin d'« alléger le coût social de la politique de rigueur ».