La faillite exemplaire de WorldCom
La faillite record du groupe américain de télécommunications WorldCom agit comme un révélateur. Elle illustre les mœurs indéfendables d'un certain capitalisme, ainsi que l'illusion de certaines réussites boursières fulgurantes. Mais par-dessus tout, elle met en lumière les relations ambiguës entre l'économie et la politique aux États-Unis.
WorldCom fait pénétrer la Bourse dans l'ère du gigantisme en matière de faillite. Le 21 juillet, le groupe s'est placé sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites, signant la plus grosse défaillance d'entreprise de l'histoire économique mondiale. Enfoncés, le courtier en énergie Enron et son dépôt de bilan de 63 milliards de dollars d'actifs, en décembre 2001 ! Premier opérateur mondial de services sur Internet et deuxième opérateur américain de télécommunications longue distance, WorldCom « pesait » 107 milliards de dollars à Wall Street.
À cette différence près, Enron et WorldCom se ressemblent beaucoup. Ainsi, les deux groupes étaient des valeurs phares de la Bourse. L'engouement dont jouissait WorldCom avait permis la multiplication par six de sa valeur en un an, de juin 1998 à juin 1999, date à laquelle son cours atteignait son plus haut niveau, à 64,5 dollars. Comme Enron, WorldCom était au nombre de ces start-up parties de rien, avec un génie des affaires à leur tête – Bernard Ebbers dans le cas de WorldCom –, qui parviennent rapidement aux premiers rangs de leur secteur à coups d'acquisitions. Le petit opérateur né en 1983 à Clinton (Mississippi) avait racheté de nombreux concurrents dans les années 1990, dont CompuServe et surtout MCI en 1998. C'est ainsi que WorldCom réalise 35,20 milliards de dollars de chiffre d'affaires, emploie 85 000 salariés, dispose de 20 millions d'abonnés dans le monde et, comme Enron, présente un endettement record : 41 milliards de dollars. Aujourd'hui, l'action WorldCom ne vaut plus que 9 cents et le montant réel de ses actifs est estimé à 15 milliards.
Spéculer, escroquer...
Mais surtout, comme Enron et bien d'autres, WorldCom trichait. Le 25 juin, deux mois après s'être séparé de son P-DG, le groupe de télécommunications reconnaissait l'existence d'irrégularités comptables portant sur 3,85 milliards de dollars, pour 2001 et le premier trimestre 2002, sans lesquelles le groupe aurait affiché des pertes pour ces exercices. En août, l'audit interne révélera une fraude supplémentaire de 3,3 milliards de dollars pour la période 1999-2002.
Plus que l'éclatement de la « bulle » des valeurs technologiques, cette faillite illustre surtout les pratiques d'un certain capitalisme pour lequel tous les moyens sont bons pour parvenir à sa fin : le profit. S'exprimant le 16 juillet devant une commission du Sénat américain, le président de la Banque centrale, Alan Greenspan, déclarait : « La falsification et la fraude détruisent le capitalisme et la liberté de marché, et plus largement les fondements de notre société. » Mais il reconnaissait aussitôt que « les hommes ne sont pas plus cupides que par le passé. Ils ont simplement beaucoup plus de possibilités de l'être. » En effet, si les stock-options sont une invention récente, les scandales financiers sont, eux, aussi vieux que le capitalisme financier. « La propension à escroquer et à être escroqué évolue de concert avec la propension à spéculer, estime Charles Kindleberger, professeur au MIT. Les crises sont intimement liées aux transactions qui poussent jusqu'à leurs limites la loi et la morale. »
Un certain club de base-ball...
Aussi n'est-il pas étonnant que les mesures de lutte contre la criminalité d'entreprise annoncées le 9 juillet par le président George W. Bush devant un parterre de patrons réunis à Wall Street n'aient pas eu l'effet escompté, notamment sur l'état des marchés boursiers, forts déprimés. Prônant « une nouvelle éthique de responsabilité dans le monde des affaires », le chef de l'exécutif a déclaré : « Le gouvernement ne peut pas faire disparaître le risque lié aux investissements, mais il peut promouvoir la transparence et assurer que les risques sont honnêtes. Le gouvernement peut aussi assurer que ceux qui bafouent la confiance du peuple américain seront punis. » Pour que ces déclarations d'intentions soient convaincantes, il aurait fallu que les présidents successifs ne se laissent pas convaincre par Wall Street et le Trésor de ne pas réformer les normes comptables des entreprises américaines au motif que cela risquait de faire baisser leur valeur boursière. Il aurait surtout fallu que l'ancien homme d'affaires George W. Bush n'ait pas lui-même été impliqué dans des affaires de prêts personnels obtenus d'une société pétrolière dont il était administrateur de 1986 à 1993, de revente d'actions à un taux avantageux, en 1990, deux mois avant l'annonce par la société de résultats catastrophiques, ou encore de plus-values gigantesques sur la revente, en 1998, d'actions d'un certain club de base-ball à la suite d'opérations immobilières pour lesquelles l'argent public a peut-être été utilisé à des fins privées... Sans parler de la position délicate du vice-président Dick Cheney après que les autorités boursières ont ouvert une enquête, en mai, sur d'éventuelles manipulations dans les comptes de Halliburton, première entreprise mondiale de recherche pétrolière, à l'époque où celui-ci en était le P-DG, entre 1995 et 2000. À quatre mois des élections de mi-mandat, les démocrates ont été ravis de dénoncer un autre « axe du mal » que celui lié au terrorisme international. C'est certainement pourquoi, a contrario, George W. Bush, mal à l'aise dans son rôle de chef d'entreprise – l'entreprise États-Unis chère au parti du « big business » –, préfère, ces temps-ci, mettre en avant celui de chef de guerre.