Il serait sans doute prématuré d'en conclure que le nouvel homme fort de la Côte d'Ivoire, le général Robert Gueï, incarne la relève démocratique, même si les circonstances du putsch qu'il a orchestré permettent certains espoirs en ce sens : organisé sans effusion de sang, d'autant qu'il jouissait du soutien de la hiérarchie militaire, le putsch a été accueilli avec un certain soulagement par la classe politique ivoirienne, appelée à participer activement à un processus désigné comme transitoire.
La première mesure du général-président a été de constituer un Comité national de salut public (CNSP), organe militaire de dix membres qui dirige le pays depuis le coup d'État, mais il a multiplié les rencontres avec les différents acteurs politiques associés à un dialogue qui n'exclut pas même M. Bédié, invité à revenir en Côte d'Ivoire, où il risque, il est vrai, la prison, s'il est avéré qu'il a commis des actes contraires à l'intérêt de l'État. En dépit des manières autoritaires du général Gueï et de son bras droit, le général Lassana Palenfo, les partis politiques ivoiriens ont répondu favorablement à leur demande de participer à la formation d'un gouvernement transitoire, dont les militaires s'arrogent les principaux ministères. Le Front populaire ivoirien (FPI) de l'opposant de toujours, le socialiste Laurent Gbagbo, ou encore le RDR libéral de M. Ouattara, dont aucun obstacle ne s'oppose plus au retour, et même le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI), au pouvoir depuis l'indépendance, n'ont pas tardé à cautionner les auteurs d'un coup d'État, qui libère, comme par miracle, la vie politique ivoirienne, en attendant de dégripper une économie qui faisait de la Côte d'Ivoire la vitrine de l'Afrique de l'Ouest, avant que M. Bédié n'en éloigne les bailleurs de fonds internationaux – à force de détourner leurs aides au profit de sa famille et de son entourage. Les militaires au pouvoir à Abidjan ont conscience de la nécessité de rétablir la confiance de la communauté internationale pour sortir la Côte d'Ivoire du marasme et lui attirer à nouveau les bonnes grâces du FMI. Reste à savoir jusqu'où ils sont prêts à aller dans la libéralisation de la société ivoirienne. La bonne volonté démocratique affichée des militaires ivoiriens se mesurera à leur aptitude à rendre le pouvoir aux civils en organisant dès l'an prochain des élections libres.
Alain Polak
Un général-président
Le général Robert Gueï s'inscrira-t-il dans le sens d'une histoire africaine qui voit les militaires se mettre au service des civils plutôt que de s'installer au pouvoir ? Comme les autres Africains, qui ont une mauvaise expérience des militaires au pouvoir, les Ivoiriens veulent le croire, et le parcours du nouvel homme fort d'Abidjan leur donne certaines raisons d'espérer. Âgé de 58 ans, il est d'autant plus sensible à cette nouvelle mission dévolue aux militaires africains qu'il a des liens avec la France – où il a fait Saint-Cyr et l'École de guerre – et connaît donc les exigences de Paris en matière de démocratie. Il a été formé à la vieille école militaire, comme il le montra en 1990 quand, nommé chef d'état-major, il se met au service du règne finissant et autocratique d'Houphouët-Boigny pour mater sans états d'âme la révolte dans les campus étudiants. Mais il montre aussi son aptitude à changer en refusant de se mettre au service de son successeur désigné, Bédié, pour lancer l'armée contre des manifestations de l'opposition lors de l'élection de 1995 ; ce refus lui valut la disgrâce et un jugement pour tentative de coup d'État. Il prend aujourd'hui sa revanche, en qualité de justicier de la vie politique ivoirienne. Encore faut-il que ce rôle messianique ne lui tourne pas la tête...