Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

Guerre agricole entre les États-Unis et l'Europe

Le bœuf américain aux hormones a rallumé la guerre agricole entre les États-Unis et l'Europe. Depuis qu'elle a approuvé en juillet les sanctions imposées par Washington aux produits européens en représailles à l'embargo de Bruxelles, l'Organisation mondiale du commerce est devenue un champ de bataille où s'affrontent deux conceptions de l'agriculture : face à l'obsession américaine de la productivité, les Européens défendent une agriculture plus soucieuse de qualité et de la santé des consommateurs.

Le bœuf américain n'a plus la cote en Europe, surtout quand il est accommodé aux hormones, ingrédient dont les consommateurs européens, échaudés par le « poulet à la dioxine » et autres farines animales ayant transité par des boues d'épuration avant de nourrir le bétail, sont en droit de se méfier.

À l'embargo décrété par les Quinze sur les importations de bœuf américain, les États-Unis – et le Canada –, ripostent par des mesures de rétorsion drastiques contre les produits européens, dont certains se voient surtaxés de 100 %. Autant dire que la décision en juillet de l'OMC, instance d'arbitrage et gendarme du commerce mondial, de donner raison à des sanctions américaines qui pénalisent lourdement le secteur agroalimentaire européen et singulièrement français, est perçue comme une nouvelle déclaration de guerre par l'Union européenne, déjà éprouvée par la « guerre de la banane », désormais reléguée au rang de simple querelle. Bien plus que la banane, le bœuf aux hormones américain est le révélateur de contradictions insolubles entre deux conceptions de l'agriculture et de ses produits, opposant Américains et Européens sur le champ de bataille de l'OMC. Celle-ci est soupçonnée par l'Europe de faire le jeu de Washington en acceptant de sacrifier la santé des consommateurs sur l'autel de la mondialisation et d'une forte libéralisation des échanges exigeant toujours plus de profit.

Sans compter qu'en imposant des droits de douane prohibitifs sur des produits comme le foie gras, la moutarde ou le roquefort, dont les incidences sur la santé sont moins sujettes à controverse que la viande d'un bœuf nourri aux hormones, Washington semble obéir à une pure volonté de représailles, entravant de façon déloyale la libre circulation des produits alimentaires. Symptomatique des dérives technologiques d'une industrie agricole qui serait plus soucieuse de productivité que du respect de l'environnement et de la santé des consommateurs, le bœuf aux hormones est devenu le nerf de cette guerre agroalimentaire qu'avaient déjà allumée, de part et d'autre de l'Atlantique, les fameux organismes génétiquement modifiés (OGM) qui défraient la chronique culinaire européenne depuis quelque temps.

Une croisade contre la « mal-bouffe »

Une véritable guerre, avec ses cibles – la « mal-bouffe » infligée par des fast-food singeant les habitudes alimentaires américaines –, ses victimes – les consommateurs européens et ces gourmets américains brusquement privés de gastronomie européenne – et aussi ses héros, tel José Bové ; pris en flagrant délit de « démontage » d'un restaurant MacDonald's le 12 août à Millau, en plein pays du roquefort, ce militant de la Confédération paysanne paiera d'un mois d'emprisonnement sa croisade contre la « mal-bouffe » mais sera unanimement salué, y compris par les responsables politiques, pour son acte de résistance aux accents résolument gaulois face à l'« invasion » de nos palais. De Belgrade à Millau, le géant américain de la restauration rapide est tout particulièrement exposé, car situé en première ligne d'une « american way of life » qui ne ferait plus recette, à en croire les prophètes de l'Europe des terroirs.

Une fois n'est pas coutume, l'agriculture européenne rassemble plus qu'elle ne divise : après les difficiles négociations sur la réforme de la PAC (politique agricole commune) en mars à Berlin, les dirigeants européens trouvent dans cette croisade une belle opportunité de témoigner leur solidarité avec un monde paysan traditionnellement individualiste. En France, pays le plus touché, avec l'Allemagne, par les sanctions américaines, la fête du labour à Pomacle (Marne), en septembre, est l'occasion pour MM. Chirac et Jospin d'exalter les traditions rurales et de rendre hommage aux paysans, maillon essentiel d'une « chaîne alimentaire » durement éprouvée par le conflit entre les agriculteurs et des distributeurs dont les prix cassés menacent les revenus. Du producteur au consommateur en passant par la distribution, grande ou petite, les Européens serrent les rangs pour défendre le « contenu de nos assiettes », devenu un enjeu politique, comme l'ont montré les européennes marquées par la progression des Verts, mais aussi des chasseurs, apôtres de la « bonne bouffe ». Le 27 septembre, le Conseil des ministres européens de l'Agriculture déclarait ainsi « nécessaire d'adopter une approche offensive » lors des négociations de Seattle dans le cadre de l'OMC fin novembre, où il s'agit de défendre le modèle d'agriculture européen ; au menu des discussions, les aides directes aux agriculteurs au nom d'une « préférence communautaire » sur laquelle Bruxelles ne veut pas transiger, non plus que sur le « principe de précaution » censé in fine garantir l'hygiène alimentaire.