Stanley Kubrick, un cinéaste rare
Du bricoleur fauché au démiurge omniscient, Stanley Kubrick a, très tôt, forgé sa propre légende, celle de l'auteur-artiste complet, du génie à tout faire capable de narguer les studios, décontenancer parfois la critique, mais combler toujours un public acquis d'avance à ses choix cinématographiques.
Si le talent d'un cinéaste se mesure à l'attente que ses films suscitent chez les cinéphiles, à la force de leurs images à jamais imprimées dans l'esprit des spectateurs (la loufoquerie de Peter Sellers dans Docteur Folamour, l'ironique valse viennoise des sphères de 2001, la pitoyable violence faite à Malcom McDowell dans Orange mécanique, le sourire dément de Jack Nicholson dans Shining), Stanley Kubrick, qui est mort le 7 mars à l'âge de soixante-dix ans, est, sans nul doute, un génie. Cette attente, Kubrick a su l'organiser en système jusqu'à sa disparition brutale, à la veille de présenter Eyes Wide Shut (d'après une nouvelle d'Arthur Schnitzler, avec Nicole Kidman et Tom Cruise), le film qu'il venait de terminer, après douze ans de silence. Une mort qui ponctue sa vie comme un symbole : l'œuvre achevée, son créateur s'efface. Comme il s'était effacé derrière tous ses films précédents, depuis 1961, choisissant de vivre reclus dans un manoir de la banlieue de Londres. Invisible du reste du monde, il en écoutait la rumeur, travaillant la nuit dans une salle de montage-laboratoire en sous-sol, entouré d'écrans, de magnétoscopes et d'ordinateurs, dormant le jour pour vivre à l'heure américaine, à l'affût d'une nouvelle histoire. Quand il l'a enfin trouvée, il écrit le scénario, puis c'est la période du tournage, forcément épique – l'exigence, le perfectionnisme de Kubrick, qui lui font recommencer des dizaines de fois les mêmes prises et qui fâchent les acteurs, qu'il faut domestiquer – et secret, le montage, la sortie : il voulait connaître les résultats et vérifier la qualité des copies de toutes les salles de la planète, la traduction en anglais de tous les sous-titres... À chaque étape, Kubrick manifestait le besoin – le délire faustien – de tout contrôler lui-même, sans relâche, pour la plus grande gloire de l'œuvre. Une œuvre incroyablement diverse, les grands genres du septième art étant quasiment tous abordés, en treize films seulement, répartis sur près d'un demi-siècle, qui n'ont qu'un thème unique : le chaos, qui ordonne la totalité de l'entreprise humaine, et ses corollaires, la violence et la folie, la perversité et la peur, qui affectent l'être humain, ballotté dans un monde à la dérive, car « l'homme naît avec quantité de faiblesses et, souvent, la société le rend pire qu'il n'est ».
Créateur, certes, mais pionnier tout autant. Kubrick l'a prouvé dans au moins un domaine. L'importance qu'il accordait à l'aspect visuel de ses films – « le cerveau analyse ce que l'œil lui soumet » –, ces objets, maquillages et décors qui en composent l'univers à la fois précis et décalé : la sucette et les lunettes en forme de cœur de Lolita, les tuniques des gladiateurs de Spartacus entrées au panthéon de l'imagerie gay, le bras-prothèse incontrôlable de Peter Sellers dans Docteur Folamour, l'œil impavide de l'ordinateur Hal et le ballet johann-straussien des vaisseaux de l'espace dans 2001, le nez-phallus d'Alex et le design pop plastifié d'Orange mécanique, l'éclairage à la bougie de Barry Lindon, le labyrinthe de Shining. Une esthétique du détail qui, depuis trente ans, fait des films de Kubrick un réservoir inépuisable d'idées publicitaires.
Le cinéaste indépendant par excellence
Stanley Kubrick naît à Manhattan le 26 juillet 1928, d'un père originaire d'Europe centrale et médecin reconnu. Élève médiocre, il se passionne pour les échecs, le jazz et la photographie. Il est engagé par le magazine Look, devenant en quatre ans l'un de ses meilleurs reporters-photographes. Cinéphile assidu, il décide de devenir cinéaste.
En 1951, il réalise deux premiers courts-métrages documentaires sur le monde du sport (Day of the Fight) et de l'aviation (Flying Padre). En 1953, avec 9 000 dollars empruntés à des proches et une caméra louée 25 dollars par jour, Kubrick autoproduit son premier long-métrage, Fear and Desire, l'histoire de soldats égarés dans un pays de fiction. Il est suivi, deux ans plus tard, par le Baiser du tueur, un film noir réalisé dans les rues de New York, grâce aux 40 000 dollars fournis par un pharmacien du Bronx. Deux premiers longs-métrages – deux succès d'estime – tournés dans des conditions précaires, sans moyens, sans expérience, le temps de faire ses armes en solitaire, d'apprendre le métier sur le tas, sans passer par les grands studios : c'est leur principal intérêt. Kubrick les reniera. En 1956, il fonde une maison de production avec James B. Harris et réalise Ultime Razzia, son premier film « normal », financé à hauteur de 200 000 dollars par un studio (United Artist) et magnifié par la présence d'une vedette du film policier, Sterling Hayden. C'est que, auteur indépendant, Kubrick a besoin des moyens financiers des « majors » pour satisfaire ses exigences de perfection technique et artistique. En deux films, qui ont Kirk Douglas pour faire-valoir, l'artisan fauché gagne ses galons de cinéaste phare de sa génération (« Parmi les metteurs en scène américains, je ne vois guère que Stanley Kubrick », déclare Orson Welles) : les Sentiers de la gloire, une mise en cause de l'institution militaire pendant la Première Guerre mondiale, film resté indésirable en France pendant vingt ans, et Spartacus, dont il récupère la réalisation abandonnée en cours de route par le cinéaste Anthony Mann et qu'il conduit au succès, et la seule œuvre pour laquelle, soumis aux directives des studios hollywoodiens, il n'aura pas eu les mains libres. Kubrick décide de recouvrer définitivement son indépendance, en mettant entre la Mecque du cinéma et lui la distance de l'Atlantique, mais, pour la préserver – et éviter les déboires financiers d'un Orson Welles, dont il est proche par sa démarche –, il conclut avec la MGM un accord qui la lui garantit.