Evgueni Primakov
Quelques jours avant d'accepter de tenter de sortir la Russie du chaos, Evgueni Primakov, ministre sortant des Affaires étrangères, affirmait avec force qu'il ne « pouvait pas » prendre la tête du nouveau cabinet, comme le lui proposait une coalition hétéroclite regroupant aussi bien des libéraux que les communistes. C'est dire le peu d'enthousiasme avec lequel cet homme de soixante-huit ans, actif en politique sous Leonid Brejnev déjà, s'est attaché à former le gouvernement de transition destiné à aider la Russie à franchir le double cap de la débâcle financière et de l'interminable fin de règne eltsinien.
Avant d'être projeté sous les sunlights de l'actualité par sa nomination au service de l'État soviétique, puis russe, au poste de Premier ministre à la mi-septembre 1998, Evgueni Primakov a accompli une longue carrière tout entière faite de discrétion et de compétence affirmées. Dans les années 50, il côtoie Mikhaïl Gorbatchev sur les bancs de l'université de Moscou, avant d'apprendre l'arabe et de se spécialiser dans les questions du Proche-Orient, dont il est devenu, au fil des années, un des meilleurs connaisseurs en Russie. Correspondant de la Pradva au Moyen-Orient dans les années 60, il est aussi un médiateur formé à l'école du KGB, accoutumé aux missions délicates. C'est ainsi qu'il est amené à s'entremettre entre les nationalistes kurdes et le pouvoir en place à Bagdad. Sa carrière au sein du PCUS est assez lente : il entre au Comité central comme suppléant en 1986, devenant titulaire en 1989. Son destin accompagne alors celui de M. Gorbatchev, qui le fait nommer comme suppléant au Bureau politique. Durant la guerre du Golfe, il entreprend vainement plusieurs missions de bons offices auprès de Saddam Hussein, qu'il a « pratiqué » dans les années 60. Il jouera à nouveau un rôle de conciliateur lors du bras de fer entre Washington et Bagdad, à l'automne 1997.
Évitant de se compromettre par des choix trop tranchés durant la transition de l'époque soviétique à l'ère eltsinienne, cet homme habile se voit confier la responsabilité des services du contre-espionnage russe en 1991, puis il revient au premier plan en janvier 1996 en devenant ministre des Affaires étrangères du gouvernement dirigé par Victor Tchernomyrdine. Il remplace à ce poste Andreï Kozyrev, que Boris Eltsine juge trop aligné sur les chancelleries occidentales. Il s'efforce alors d'opérer un infléchissement de la politique internationale de la Russie, lui permettant de mieux faire prévaloir ses intérêts vitaux, sans toutefois froisser l'Occident. Cette réorientation se traduit par une tentative de resserrement des liens avec d'anciens partenaires de l'URSS en Orient, dont l'Iran et l'Irak, mais aussi par une opposition marquée à l'extension de l'OTAN jusqu'aux confins de la Russie. Il affiche un soutien sans ambiguïté aux ambitions de Slobodan Milosevic en ex-Yougoslavie. Parallèlement, il s'efforce de rétablir la position de la Russie dans le commerce des armes.
Ces efforts pour faire valoir sur la scène internationale les intérêts et engagements traditionnels de la puissance russe mis à mal par la transition chaotique lui valent l'estime des militaires, des services secrets, mais aussi des nationalistes et des communistes qui apprécient son « patriotisme ». Mais, d'un autre côté, il a su nouer de précieuses relations parmi les libéraux qui apprécient son pragmatisme, son habileté tactique et sa modération. Tous admirent sa longévité politique, son tempérament peu intrigant et l'art avec lequel il a su passer sans heurt du service de Mikhaïl Gorbatchev à celui de Boris Eltsine. Last but not least, son absence déclarée d'ambitions présidentielles en faisait, dans le contexte de blocage des institutions suscité par la fronde de la Douma, le candidat idéal – avant que ne sonne en 2000 l'heure des grandes batailles pour le Kremlin.
Mais tous ces atouts ne pèsent, semble-t-il, pas d'un poids bien lourd auprès de l'imbroglio financier, économique et politique dans lequel se trouve la Russie. E. Primakov, présenté comme l'homme de l'apaisement et du consensus, a eu toutes les peines du monde à former un gouvernement hétéroclite, où les différentes factions tirent à hue et à dia. Ses exhortations adressées aux communistes et aux mécontents à ne pas « faire chavirer le navire dans une mer démontée » n'ont pas freiné l'agitation sociale.