La « talibanisation » de l'Afghanistan
En lançant de nouvelles offensives dans le nord du pays, les talibans ont considérablement modifié la géographie de la guerre, comme l'a montré le regain de tension entre le Pakistan, allié des miliciens, et l'Iran, dont le soutien à l'opposition chiite est avéré. Quoi qu'il en soit, la guerre était loin d'être terminée – ce dont ont témoigné les ONG expulsées du pays. Quant aux bombardements américains, non loin de la frontière avec le Pakistan, ils n'ont fait qu'ajouter à la confusion.
La guerre en Afghanistan a donc connu un tournant majeur avec l'entrée, le 8 août, de la milice islamiste des talibans dans Mazar-i-Sharif, la « capitale » du nord du pays, et le dernier bastion de la résistance – en l'occurrence, les miliciens chiites d'ethnie hazara du Hezb-i-Waahdat, qui y cohabitaient avec différentes forces de l'opposition. En mai 1997, les talibans étaient entrés une première fois dans Mazar-i-Sharif, mais ils avaient subi de lourdes pertes après le retournement du général Dostom, qui leur avait ouvert les « portes » de la ville. Quatre mois plus tard, ces mêmes talibans s'apprêtaient à investir la ville, mais devaient reculer sous les assauts de l'opposition, au prix de lourdes pertes. Si la prise de Mazar-i-Sharif a inquiété la Russie et l'Ouzbékistan, c'est en Iran que les réactions ont été le plus vives. En effet, la République islamique soutenait avec force les chiites installés à Mazar-i-Sharif. De plus, la disparition de 11 diplomates iraniens lors de l'assaut des talibans a porté la tension à son comble. Cette affaire a vite eu des conséquences négatives sur les relations de l'Iran et du Pakistan, toujours tendues à propos de l'Afghanistan, Islamabad soutenant les talibans depuis le premier jour. En revanche, le bombardement américain dirigé contre Oussama Ben Laden, commanditaire présumé des attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et à Dar es-Salaam, a été critiqué par toutes les factions en présence. Les États-Unis, qui avaient encouragé le soutien pakistanais aux talibans, ont dénoncé la situation des droits de l'homme en Afghanistan. Mais qui sont au juste ces fameux talibans ?
Le régime des talibans
C'est au cours de l'été 1994 que les talibans font leur entrée sur la scène afghane. Recrutant parmi les étudiants en religion des réseaux de madrasas (écoles religieuses privées) établis de part et d'autre de la frontière afghano-pakistanaise, les talibans ont créé un mouvement militaro-politique sous la houlette de Mollah Omar dont l'objectif était, d'une part de mettre fin à la « banditisation » croissante des petits chefs moudjahidin, de l'autre, d'imposer une conception extrêmement puritaine de la charia. Très vite, les talibans ont tiré profit de la polarisation ethnique et du soutien pakistanais. En effet, dès 1994, le régime d'Islamabad a misé sur les talibans, en lesquels il voyait une alternative pachtoune : la volonté pakistanaise de contrôler indirectement l'Afghanistan grâce à un gouvernement qui soit à la fois fondamentaliste et issu de l'ethnie pachtoune n'est plus alors un mystère pour personne. Bénéficiant donc d'une aide importante du Pakistan, les talibans ont très vite accumulé les succès militaires ; ce fut d'abord la prise de toutes les régions pachtounophones, puis, en septembre 1995, de la ville de Hérat, au nord-ouest du pays. Un an plus tard, ils obtenaient leur plus grande victoire en s'emparant de Kaboul. Désormais, ils pouvaient concentrer leurs forces sur un nouvel objectif d'envergure, Mazar-i-Sharif, qui devait finalement tomber, comme on l'a vu, entre leurs mains. Il reste que les talibans ont toutes les peines du monde à tenir leurs positions dans les zones majoritairement non pachtounes. En revanche, dans les zones qu'ils contrôlent fermement, les talibans ont imposé une application des plus rigoureuses de la charia, et une exclusion des femmes de l'espace public. Parallèlement, les étudiants en théologie ont décidé, en juillet, de fermer le bureau des affaires humanitaires de la Commission européenne à Kaboul. Bruxelles avait, peu avant annoncé le gel de son aide à tout projet humanitaire dans la capitale afghane en raison des incessantes tracasseries contre les ONG, dont l'Union européenne finance les projets. Ajoutons que les mauvais traitements réservés aux femmes par les talibans ont également motivé la décision des autorités européennes. Ainsi, le porte-parole de l'UE a dénoncé « une sorte d'apartheid sexuel. Les femmes sont victimes de discriminations. Cela viole toute sorte de principes et en particulier les règles de l'aide humanitaire ». Il est vrai qu'en quelques mois les talibans de Kaboul ont jeté au bûcher l'éducation des filles, la littérature et la télévision. On y tranche désormais les mains et les pieds des « criminels » et l'on fait donner le bâton contre celui qui bafouille en récitant le Coran. Mais c'est aussi ce régime si vertueux qui a laissé en place les filières de la drogue dont personne n'ignore l'existence dans la région. En expulsant la plupart des organisations humanitaires, les talibans ont refusé d'admettre que près de 60 % de la population de Kaboul dépendait de cette aide pour la nourriture, l'eau et les soins élémentaires de santé. La milice islamique aura donc préféré voir partir des étrangers, témoins gênants de ses agissements. Quant à la population, qui a ainsi vu ses conditions de vie se dégrader un peu plus, elle est apparue comme l'otage impuissant d'une guerre dont on voit mal quel pourrait être l'épilogue, les talibans peinant à gagner durablement du terrain et les différents clans adverses défaisant le jour l'alliance conclue la veille.