L'ère des mégafusions
La devise « big is beautiful » est devenue au cours de l'année 1998 la référence « historique » en matière de concentration ou de restructuration des très grandes entreprises : sous toutes les latitudes ont été annoncées des « mégafusions », ou fusions intervenant entre des groupes de très grandes dimensions centrés sur le même métier, par exemple l'automobile, les télécommunications, la pharmacie, les finances, et plus récemment le pétrole, etc. Quand les fusions réussissent, elles débouchent sur la création d'ensembles géants, souvent d'envergure mondiale.
Depuis 1996, les alliances entre les plus grandes entreprises se sont fortement multipliées : ainsi, aux États-Unis, le montant des fusions-acquisitions a égalé au 1er trimestre 1998 un chiffre record de 5 600 milliards de francs, soit presque autant que la totalité des transactions en 1997. Ces formes inédites de concentration que sont les « mégafusions » se distinguent des rachats antérieurs à 1996 par l'importance des sommes mises en jeu (par exemple, les échanges d'actions de plusieurs dizaines de milliards de dollars), par les rapprochements entre groupes de taille à peu près équivalente et exerçant le même métier et enfin par la naissance d'une entité géante souvent d'envergure mondiale.
Des noces de papier
La multiplication, depuis 1996, des alliances entre les grands groupes résulte tout à la fois de la réaction des dirigeants face à l'aggravation de la concurrence internationale (la mondialisation des échanges et l'ouverture des marchés), de la montée en puissance des actionnaires (surtout institutionnels, comme les « fonds de pension ») et, enfin, de l'embellie boursière (relèvement des cours de l'ordre de 4 fois depuis 1990). Au départ, dirigeants et actionnaires se montrent favorables parce qu'ils attendent de la fusion de substantiels avantages : amélioration de la rentabilité due à la compression des coûts et des prix (grâce à de fortes économies d'échelle, à la mise en œuvre de synergies, à une meilleure utilisation des ressources financières et, éventuellement, des effectifs de main-d'œuvre) et, par voie de conséquence, à une revalorisation des cours des titres boursiers (ce qui plaît beaucoup aux actionnaires).
Le temps révolu des OPA
Dans les années 1980 et jusqu'en 1996, les grands groupes de taille égale ne cherchaient pas tellement à s'allier entre eux, mais plutôt à acquérir séparément un concurrent plus petit soit par une attaque surprise (c'est-à-dire une offre publique d'achat), soit en négociant son rachat en Bourse, en partie ou en totalité. La préférence pour l'une ou l'autre de ces solutions provenait du coût relativement peu élevé de ces opérations du fait que les actions étaient cotées au plus bas. Sans abandonner complètement ces opérations devenues onéreuses en raison du relèvement des cours boursiers, les états-majors des grands groupes ont découvert que les fusions pouvaient être facilement financées sans débourser beaucoup d'argent : il suffisait de négocier, souvent dans le secret, un échange d'actions, ou mariage de papier. Avec une telle facilité de financement, les grands groupes prirent très vite conscience que leurs problèmes de croissance externes pouvaient être résolus avec un minimum de frais. Ainsi, les banques, l'automobile, la pharmacie, les télécommunications et même le pétrole ne vont pas hésiter à se lancer dans une course au gigantisme.
La course au gigantisme des banques américaines
Au début d'avril 1998 a été annoncé le rapprochement de la légendaire Citicorp avec le dynamique groupe de services financiers Travelers, la fusion de Nations Bank et de Bank of America, les troisième et cinquième banques du pays, et celle de BancOne et First Chicago, les huitième et neuvième.
Ces opérations donnent naissance à des groupes géants : Citigroup et la nouvelle Bank of America dépassent 550 milliards de francs de capitalisation boursière et emploient plus de 150 000 personnes. Pour les banquiers, ces fusions vont contribuer à faire progresser les profits bancaires et, en plus, accroître la productivité de toute l'économie américaine. Plus précisément, avec Citigroup est créé le premier « supermarché » mondial des services financiers né de la convergence de l'activité bancaire et de l'activité sur titres ; avec Bank of America, il s'agit de la première banque commerciale réellement nationale, « coast to coast ». Cette fusion correspond pour Citigroup à la première tentative pour mettre en place aux États-Unis ce que les présidents respectifs des deux banques appellent « le modèle de la société financière de l'avenir », en mesure de fournir des services bancaires, des cartes de paiement du crédit à la consommation, des produits d'assurance et de retraite, d'exécuter des opérations boursières, mais aussi d'offrir toute une panoplie d'activités de banque classique et de banque d'affaires aux entreprises et aux investisseurs institutionnels à travers le monde entier. Sans le vouloir, elle retrouve le modèle de banque universelle sur lequel ont été fondées les banques européennes.