L'année Delacroix
Delacroix, né le 26 avril 1798, chantre incontesté du romantisme français, est aussi l'un des pères de la modernité en peinture, le mentor de la couleur libérée. Son Journal fut un bréviaire pour de nombreux peintres. Van Gogh et Cézanne se reconnaissaient dans Delacroix, Matisse saluait en lui un « peintre de grande composition », Picasso aimait ses luttes avec le pinceau. Delacroix, consacré par les institutions, qui lui réservent la décoration de deux des palais nationaux (Palais-Bourbon, Sénat), connaît depuis plus d'un siècle une postérité peu contestée.
Une grande rétrospective avait marqué, à Zurich, le centenaire de sa mort en 1963 ; le bicentenaire de sa naissance est célébré, en France, par une série d'expositions plus dispersées, plus disparates aussi. Les débuts du peintre sont exposés au musée des Beaux-Arts de Rouen ; ses quinze dernières années de création sont présentées dans les galeries nationales du Grand Palais. L'œuvre gravé est réuni dans le site Richelieu de la Bibliothèque nationale ; des dessins sont proposés au musée des Beaux-Arts de Tours, au musée Delacroix de la place de Furstenberg (Paris) ainsi qu'au musée Condé du château de Chantilly. Les tableaux majeurs des décennies 1830 et 1840 sont, quant à eux, restés, pour des raisons de conservation, dans les salles du Louvre ; les somptueuses fresques du Palais-Bourbon et du Sénat – que les élus, à l'exception des journées du Patrimoine, offrent très rarement à la vue du public – n'étaient pas accessibles au spectateur. L'anniversaire était pour le moins éclaté : l'impact de sa commémoration en reste quelque peu troublé.
Une commémoration dispersée
Delacroix, « Les dernières années ». Galeries nationales du Grand Palais.
Delacroix, « Le trait romantique ». Bibliothèque nationale.
« Eugène Delacroix dans les collections du musée Condé ». Chantilly.
« Delacroix, la naissance d'un nouveau romantisme ». Musées des Beaux-Arts, Rouen.
« Delacroix et Villot, le roman d'une amitié ». Musée Delacroix, Paris.
« Autour du berceau d'Eugène Delacroix ». Maison natale de Delacroix, Saint-Maurice, Val-de-Marne.
« Delacroix en Touraine ». Musée des Beaux-Arts, Tours.
« Eugène Delacroix, dessins et aquarelles ». Musée Bonnat, Bayonne.
« La Bataille de Taillebourg ». Château de Versailles.
La révolution coloriste
Au Grand Palais, le choix des dernières années était conditionné, en partie, par des contraintes matérielles empêchant la sortie des œuvres du Louvre. Il s'agissait aussi, de façon plus didactique, de présenter une face moins connue de l'artiste. Les œuvres réunies par les commissaires de l'exposition du Grand Palais correspondent à une époque de maturité. Comprises entre 1850 et 1863, elles sont contemporaines de nouveaux mouvements picturaux, de nouvelles figures de la modernité (Courbet, Manet...), qui esquissent déjà la révolution coloriste de Delacroix. Souvent oubliées des catalogues, elles sont jugées historiquement mineures. Les montrer, sans prétendre à l'exhaustivité, pouvait ouvrir de nouvelles pistes d'interprétation, permettre de constater les conséquences d'une solide maîtrise de la technique et du sujet en évaluant ses avantages et ses risques. Le résultat est plutôt ennuyeux, desservi par une scénographie quelque peu maniérée (encombrée de kiosques faussement design) et une lumière trop peu tonique qui égalise les surfaces et assombrit l'éclat des touches.
Le corpus de l'œuvre des « dernières années » ne facilitait pas la tâche. Parce que ces années correspondent à une époque de reconnaissance, les moyens formats et les scènes de genre commandés par les marchands dominent. De nombreux fauves, de nombreux combats de tigres, de nombreux motifs orientalisants... Delacroix revient sur des sujets qu'il a déjà traités. Il fait du Delacroix. Il joue avec sa propre virtuosité, ce que montre à l'envi le rapprochement, parfois trop démonstratif, entre les différentes variantes sur le même motif. C'est pourtant dans ces comparaisons que le spectateur découvre la véritable lutte que Delacroix, jusqu'à ses derniers jours, mène contre le sujet, c'est-à-dire contre la peinture elle-même. Plusieurs versions révèlent des corrections dans la distribution des valeurs, dans la dynamique des couleurs : la composition s'avère un savant dosage d'équilibres et d'échos chromatiques. Une touche de vert disparaît au profit de sa complémentaire, Delacroix semblant s'affranchir très vite du sujet pour ne plus retenir que l'agencement des couleurs. Alors qu'on le croit volontiers victime de sa maladie (il se sait très tôt condamné), il surprend par des défis à son propre style. Il résiste. En 1850, Delacroix a déjà cinquante-deux ans et vingt-huit années de pratique de la peinture à son actif. Reconnu, il se lance dans de grands travaux publics (la galerie d'Apollon du Louvre, l'Hôtel de Ville de Paris, les fresques de Saint-Sulpice), destinés à consacrer sa place au panthéon des grands peintres. Ses derniers travaux montrent tous la volonté de récapituler son travail précédent, de résumer son apport à l'histoire de la peinture. On le présente comme le grand héraut du romantisme, il se présente comme un « pur classique ». Que lui faut-il pour le prouver ? Reprendre, semble-t-il, ses propres sujets comme s'ils étaient devenus désormais une référence stylistique. Il réutilise des thèmes littéraires qu'avaient traités ses aînés romantiques, comme Ugolin et ses fils, peints à la fois par Géricault et par Gros. Mais il s'attache plus encore à poursuivre son observation des fauves, lions et tigres. Il peint toujours les luttes d'un monde animal exotique et cruel. Le lion s'en prend à une Indienne avec un appétit féroce : la peinture rugit, elle est littéralement dévorante. La gorge du fauve épelle l'effroi sonore des couleurs ; la courbure de l'échiné anime le rythme des lignes cycloniques.
La peinture : un combat par substitution
Le combat devient la plus évidente métaphore du rapport conflictuel et amoureux à la peinture. L'idée de cette lutte primordiale du peintre hante les écrits de Delacroix. Elle nourrit toutes ses œuvres maîtresses, de la Lutte de Jacob avec l'ange (combat à l'échelle monumentale de l'église Saint-Sulpice) jusqu'à l'emblématique Liberté guidant le peuple. À propos de cette œuvre qui orne aujourd'hui certains de nos billets, Delacroix s'explique : « Si je n'ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle. » Certains reconnaissent un autoportrait de l'auteur dans la figure de l'un des insurgés, s'avançant aux côtés de la figure allégorique de la Liberté. Le peintre, qui n'a pas participé aux événements de la révolution de juillet 1830, fait de la peinture un combat par substitution. Un combat politique mais aussi, et peut-être plus encore, un combat esthétique « contre le vulgaire » et l'académique. La fougue des animaux orientalisants (lions, tigres...) fournit pour cela un sujet idéal. Elle permet d'associer, dans un même bain de couleurs, la violence carnassière et la sensualité de l'Orient. Entre 1850 et 1863 (date de sa mort, le 13 août), Delacroix en peint de nombreuses versions, longtemps après son voyage au Maroc en 1832. Il peint, dans un registre plus apaisé, des marines. La Mer vue des hauteurs de Dieppe préfigure, par sa touche divisée et empâtée, les débuts de l'impressionnisme. Il entame le cycle des Quatre saisons, laissé inachevé comme une marque d'incomplétude testamentaire. On y retrouve rassemblées, comme sous la forme d'un bilan, ses références : un hommage à ceux qui ont compté dans sa découverte de la peinture (les Vénitiens, Titien, Guerchin, Rubens), où la citation, loin d'être « révérente », s'emporte dans l'opulence des égratignures de couleurs.
Un « génie du trait »
Delacroix n'est pourtant pas seulement un coloriste, il est aussi un remarquable virtuose du dessin, un « génie du trait » comme le propose le sous-titre de l'exposition de son œuvre gravé à la Bibliothèque nationale. L'histoire de l'art, dans un souci de classification parfois trop zélé, a souvent opposé les partisans de la couleur aux défenseurs du dessin. Rubinesques contre Poussinistes, romantiques contre classiques : la raison, masculine, imposant la maîtrise du dessin ; la passion, plutôt féminine, affirmant la sensualité de la couleur. L'observation plus détaillée des peintures de Delacroix révèle plutôt la cohabitation productive du dessin et de la couleur. Les œuvres témoignent d'un souci du détail très poussé (détails vestimentaires, courbures musculaires, expressions du visage...) mêlé à des plages chromatiques quasi abstraites. L'aisance graphique des carnets de croquis cohabite avec la liberté gestuelle du pinceau, dans un savant équilibre à peine menacé. L'exposition des gravures de Delacroix à la Bibliothèque nationale est, sans équivoque, un démenti à l'arbitraire de cette opposition toujours diffusée par Charles Blanc quand Delacroix peignait ses « dernières » œuvres. Les gravures, les dessins et certaines aquarelles montrent en effet la perméabilité des savoirs et des partis pris : le dessin de Delacroix a la passion de la griffe, il révèle la même obsession de la lutte que l'on retrouve dans les peintures. Ce n'est plus la densité picturale qui fait obstacle à la main mais la page blanche ou la surface de la planche à noircir. Que ce soit sur papier, sur pierre ou plaque de cuivre, les deux cent cinquante dessins, estampes, lavis et aquarelles sont autant de preuves d'une originalité du trait, d'une maîtrise du burin. Delacroix a, sans conteste, l'intuition du crayon. Son trait est une incise dans les entrailles de la chair, dans les profondeurs du désir, dans les méandres de la violence humaine. Les portraits sont d'une acuité psychologique saisissante, les paysages sont animés d'un souffle surprenant. Les caricatures des débuts n'ont pas encore la puissance expressive des lithographies « littéraires » dont les sujets, le plus pathétiques, sont empruntés aux grands auteurs (Shakespeare, Byron, l'Arioste, Dante, Ovide, Goethe). Ces mêmes plumes avaient inspiré certaines de ses peintures des années trente. Delacroix y revient comme s'il s'agissait d'un corpus incontournable, source inépuisable de moments d'intensité. Il ne prend plus le texte à la lettre, se permet d'importantes libertés, à l'instar de son interprétation du Faust de Goethe. On consultera à cet effet, en marge des expositions, la publication du Faust traduit par Gérard de Nerval aux éditions Selliers, comprenant l'ensemble des dessins de Delacroix inspirés par l'œuvre : travail de fertilité entre littérature et peinture, là où la couleur prend le relais de l'écriture, transfiguration qui faisait dire à Goethe lui-même à propos de son illustrateur : » Delacroix a imaginé mieux que moi les scènes de mon Faust. »
Dessins et croquis
Ce sont aussi principalement des dessins que l'en retrouve à Chantilly, au musée Condé, qui présente sa collection de Delacroix réunis par le duc d'Aumale (la collection ne peut, pour des raisons testamentaires, se déplacer hors du château, situé à une trentaine de kilomètres de Paris). L'hommage est placé sous l'égide de l'Institut, qui le lui devait bien. Delacroix avait, de son vivant, essuyé pas moins de sept refus avant d'en être élu membre. Le nombre d'œuvres, restreint, est, pour l'occasion, augmenté d'un prêt du Louvre. On y retrouve plusieurs peintures, des dessins ainsi qu'un ensemble important de croquis réalisés sur le motif lors d'un séjour au Maroc, croquis qui serviront de base à de nombreuses œuvres peintes au cours de sa carrière. On y retrouve aussi une aquarelle préparatrice à l'importante scène de la Bataille de Taillebourg, peinte pour la galerie des Batailles du château de Versailles, où elle est toujours conservée. Le musée des Beaux-Arts de Rouen privilégie – comme un pendant du projet de l'exposition du Grand Palais – les œuvres de jeunesse. Le début de parcours est réservé à une confrontation, parfois maladroite, entre Delacroix et Géricault, le grand initiateur du romantisme français – on connaissait la dette du Dante et Virgile de Delacroix envers le fameux Radeau de la Méduse. D'autres œuvres méritaient des rapprochements, mais la curiosité du jeu de ressemblances s'épuise rapidement. Ultime étape du périple commémoratif, le musée des Beaux-Arts de Tours proposait une exposition-dossier sur les liens entre Delacroix et la Touraine. Des dessins et des aquarelles témoignent d'un regard sur la région, mais aussi sur une histoire « à la française ». Pour mieux nous rappeler, comme l'avait fait, il y a deux ans, le Grand Palais avec l'exposition des romantiques, que le xixe siècle est bien le siècle de Michelet.
Pour en savoir plus
Les expositions du Grand Palais et les anniversaires donnent souvent lieu à un regain éditorial. Delacroix n'échappe pas à ce phénomène récent. Outre les nombreux suppléments de magazines consacrés à ce bicentenaire, il est possible de consulter certains écrits de Delacroix devenus aujourd'hui des classiques de l'histoire de la modernité en peinture, comme son Journal, réédité chez Pion en 1996, ou les Écrits sur l'art, publiés par Seguier en 1988. Il est aussi possible de se procurer le Dictionnaire des beaux-arts de Delacroix publié aux éditions Anne Larue en 1996. Les éditions Olbia profitent du cycle d'expositions pour publier les Correspondances esthétiques sur Delacroix, où Charles Baudelaire et Théophile Gautier échangent des propos sur le maître romantique du coloris. Parmi les neuf expositions dispersées en France, quatre manifestations sont accompagnées d'un catalogue (Grand Palais, Bibliothèque nationale, musée des Beaux-Arts de Rouen, musée Condé). Des ouvrages généraux sont aussi disponibles, parmi lesquels le Delacroix de Barthélémy Jobert aux éditions Gallimard, celui de Stéphane Guégan des éditions Flammarion et, hélas le plus coûteux, celui de l'Allemand Peter Rautmann publié chez Citadelles et Mazenod. On peut enfin lire Delacroix, aquarelles et lavis d'Ariette Serullaz publié aux éditions de la RMN ou Delacroix, une fête pour l'œil, d'Annick Doutriaux, chez Découverte Gallimard.
Pascal Rousseau