Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

L'ambitieuse réforme de la justice

Le jeudi 29 octobre, Élisabeth Guigou présentait au Conseil des ministres une proposition de réforme de la justice. Ce vaste programme sera mis en discussion au Parlement dès janvier 1998. Donnera-t-il lieu à une « révolution judiciaire »... ou à un « classement sans suite » ? L'avenir nous le dira.

En ce début 1997, la mise en œuvre d'une réforme de la justice s'impose à l'ensemble du corps politique. Pauvre, mal équipée, surchargée d'affaires mineures traitées hâtivement par le système de la « comparution immédiate », encombrée au point qu'un litige au civil doit attendre des années avant d'être tranché, la justice française est au mieux malade, au pire exsangue. Les manœuvres du garde des Sceaux Jacques Toubon pour étouffer, fin 1996, certaines « affaires » ont par ailleurs ravivé aux yeux de l'opinion publique l'éternel soupçon de connivence entre un parquet docile et un pouvoir exécutif tout-puissant. Pire : l'épisode malheureux de l'hélicoptère, dans l'affaire Xavière Tiberi, menace de déconsidérer l'ensemble de la majorité de l'époque – tout comme de semblables errements avaient en leur temps discrédité les socialistes. L'heure est pourtant à la mobilisation des troupes. Les élections législatives sont proches. Il faut agir vite, juste avant la dissolution, le président de la République confie à Pierre Truche la mission de mener à bien une réflexion sur l'indépendance de la justice.

Las ! La commission rend un rapport jugé insuffisant, voire attentatoire à la liberté de la presse. En marge de la commission Truche, l'association des magistrats instructeurs mène sa propre réflexion. Ses conclusions, livrées en pleine campagne électorale, ont la vertu de la clarté : il faut « moderniser la justice » et surtout empêcher toute intervention des préfets et des ministres dans les enquêtes « politico-financières ». Ces thèses trouvent un écho favorable auprès de Lionel Jospin, l'indépendance de la justice étant devenue un axe majeur de sa campagne. Un mois plus tard, la droite sort laminée des législatives.

La réforme sera donc celle du gouvernement de Lionel Jospin. Mais quelle réforme ? Une « réformette » destinée à toiletter les dysfonctionnements les plus apparents du système judiciaire tout en préservant les prérogatives d'un État régalien, comme le souhaitent les « jacobins » de tous bords ? Ou une réforme ambitieuse dont l'objectif serait non seulement de couper le lien entre les magistrats du parquet et le gouvernement, mais aussi de modifier de fond en comble la procédure pénale ? Interrogées sur cette question par le nouveau ministre de la Justice Élisabeth Guigou, certaines personnalités de gauche, et notamment Robert Badinter, insisteront sur le danger d'une « République des juges », dont l'indépendance pourrait signifier un abandon de la souveraineté de l'État. Fin septembre, Élisabeth Guigou élabore un pré-projet qui recèle la promesse d'une indépendance mesurée. Le texte prévoit que la chancellerie s'interdira toute intervention directe dans les dossiers individuels. Mais, sur les dossiers où les intérêts de l'État seraient en jeu, le ministre de la Justice conservera son pouvoir de donner des instructions. Le 1er octobre, une ultime réunion se tient rue de Solférino. À cette occasion, l'ancien ministre socialiste de la Justice Henri Nallet, celui-là même qui avait dessaisi le juge Jean-Pierre du dossier Urba, plaide à la surprise générale pour l'indépendance du parquet. Lionel Jospin penche alors définitivement pour une réforme radicale : le projet de loi, présenté en Conseil des ministres le 29 octobre, prévoira la suppression totale des instructions individuelles.

Une indépendance sous contrôle

À l'arrivée, les députés plancheront en 1998 sur une imposante série de textes dont la mise en œuvre devrait s'étaler jusqu'en l'an 2000. Le projet d'Élisabeth Guigou s'attache d'abord à donner quelque réalité à l'indépendance du parquet, qui ne sera pas totale. Car si le texte prévoit la suppression des instructions individuelles, ainsi qu'une série de recours contre d'éventuels « classements sans suite », la nomination des procureurs et le déroulement de leur carrière resteront à l'initiative du gouvernement, même si le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est associé aux décisions. Une modification de la composition du CSM est d'ailleurs prévue : il devrait compter dans ses rangs, sur 21 membres, 11 non-magistrats. Le deuxième volet du projet vise à garantir un meilleur respect de la présomption d'innocence. Première innovation : le texte met fin aux pouvoirs du juge d'instruction en matière de détention provisoire (aujourd'hui, près de 40 % des détenus sont des « prévenus »). Désormais, c'est un autre juge qui décidera de l'incarcération comme de la mise en liberté du prévenu. Par ailleurs, des audiences publiques pourront avoir lieu en cours d'instruction, une procédure qui est actuellement (en principe) secrète. Autre changement, qui sera sans doute difficile à mettre en œuvre : l'avocat pourra être présent dès la première heure de garde à vue. Le troisième volet de la réforme, qui a pour titre « une justice au service des citoyens », fourmille d'un nombre impressionnant de mesures visant à rendre le système judiciaire plus efficace et plus rapide. Révision des procédures civiles, développement de l'aide juridique, rénovation du droit des sociétés, modification des règles de saisie immobilière... le programme est ambitieux ! Il sous-tend la mise en œuvre d'une autre réforme de fond, celle de la carte judiciaire, jugée inadaptée par la plupart des observateurs. Or, cette réforme se heurtera immanquablement aux baronnies locales (la France compte 181 tribunaux de grande instance !) et à la grogne des élus locaux et nationaux. Passé au crible du Parlement, le « plan d'urgence pour la justice » d'Élisabeth Guigou gardera-t-il toute sa force innovatrice ? Réponse début 1998.