Quelques raisons d'espérer
Sur le plan social, on pourra retenir des aspects bien différents, parfois contradictoires, de cette année 1996. La plupart des observateurs mettront sans doute en exergue les signes, nombreux, de la déprime nationale : montée du chômage ; accroissement du nombre de personnes en situation de précarité et de pauvreté ; exacerbation des tensions entre les citoyens et les institutions ; relance du débat sur l'immigration et le racisme ; poursuite des affaires de corruption dans le monde politique et élargissement à celui des entreprises et des associations ; violence dans les écoles et dans les banlieues ; scandales de l'ARC, de l'amiante ou de la « vache folle » ; déficits spectaculaires de la protection sociale et de certaines entreprises publiques ; défiance croissante à l'égard de l'Europe ; etc.
Les formes diverses du radicalisme et du populisme trouvent ici un terrain favorable à leurs discours de démagogie et d'exclusion. La conséquence est qu'un nombre croissant de Français redoutent une explosion sociale, après la répétition générale de décembre 1995. D'autres l'espèrent, convaincus que l'on ne pourra construire la France du xxie siècle que sur les décombres de celle de la fin du xxe, la société actuelle étant trop fatiguée, inefficace et bloquée pour pouvoir être simplement réformée.
Une vision peu fidèle de la réalité sociale
Ce catastrophisme consensuel ne reflète pas, loin s'en faut, l'état objectif de la société française. D'abord parce qu'il s'appuie sur des analyses trop rapides, souvent erronées. Il en est ainsi de la sensation de paupérisation nationale ; entre 1970 et 1990, le niveau de vie des ménages s'est accru en moyenne de 60 % (en francs constants), même si l'on peut déplorer que toutes les catégories sociales n'aient pas également profité de cet accroissement. Le revenu disponible moyen des ménages a atteint 240 000 F en 1995, soit 20 000 F par mois, tandis que leur patrimoine s'élevait à un million de francs.
Contrairement à ce qui est partout affirmé, les inégalités ne connaissent pas un inexorable mouvement de hausse dans tous les domaines : celles qui touchent à l'éducation diminuent ; les distances entre les anciennes « classes sociales » opposées tendent à se réduire. L'insécurité ne s'est pas non plus aggravée, malgré les images inquiétantes des banlieues enflammées, au propre comme au figuré. Les chiffres de la délinquance font apparaître au contraire une baisse au cours de la dernière année.
Les Français n'ont pas non plus réduit leur consommation. Ils ont seulement diminué son rythme de croissance et accru la part qu'ils consacrent à l'épargne (celle-ci devrait d'ailleurs être considérée comme une forme de consommation, même si elle est différée dans le temps). Ils ont aussi modifié leurs arbitrages entre les différents postes de consommation, réduisant (en valeur relative) leurs dépenses de nourriture ou d'habillement, mais augmentant celles de logement, de santé ou de loisirs.
De même, l'accusation souvent faite aux Français d'être des individualistes forcenés apparaît moins évidente lorsqu'on examine la montée des solidarités familiales, le formidable développement de la vie associative, l'accroissement des dons à caractère humanitaire ou la multiplication des initiatives locales pour venir en aide aux plus démunis. Il est important d'observer et de montrer que des solidarités se développent en contrepoint des égoïsmes. Mais elles ne bénéficient pas de la même publicité. Car les médias sont convaincus que les Français aiment les mauvaises nouvelles ; ils leur en fournissent donc une dose quotidienne.
Ce climat ambiant renforce d'abord les citoyens dans leur conviction que « rien ne va plus » et que « tout fout le camp ». Il permet aussi à la plupart d'éprouver le sentiment réconfortant d'avoir réussi à tirer leur épingle du jeu, d'être des îlots de prospérité dans un océan de malheur.
On trouve systématiquement l'illustration de cette double attitude dans de nombreuses enquêtes : chaque Français a une vision apocalyptique de la situation globale de ses concitoyens... tout en se disant assez satisfait de son sort personnel. Cette différence peut s'expliquer par une propension nationale récente au misérabilisme, qui contraste avec l'attitude d'arrogance et de fierté nationale souvent prêtée aux Français. Elle est aussi largement entretenue, voire provoquée, par la tonalité médiatique, qui privilégie les dysfonctionnements sociaux au détriment des expériences qui réussissent.
Un décalage entre la réalité et la perception que les Français en ont
On peut observer un autre décalage important entre la perception misérabiliste que les Français ont de leur vie collective ainsi que de l'évolution économique ou sociale et l'image de la France telle qu'elle est vue par les étrangers. Ainsi, les Français se placent eux-mêmes au treizième rang des quinze pays de l'Union européenne en ce qui concerne la satisfaction de la vie qu'ils mènent ; seuls les Portugais et les Grecs se situent derrière (sondage Eurobaromètre réalisé par la Commission européenne en 1995).