L'année sociale
Une France morose se réveille, après les grèves de novembre-décembre 1995, sans que le sommet social de décembre, ni celui de mars 1996 n'ouvrent de vraies perspectives. Les ordonnances sur la Sécurité sociale ne permettent pas de mettre en route une véritable réforme, freinée par les conservatismes de tous bords. Le chômage repart nettement à la hausse et les controverses sur la réduction de la durée du travail fleurissent de plus belle.
Les suites de décembre 1995
Les grévistes de la fin de 1995 avaient servi de porte-parole à un mécontentement sourd, qui se dessinait depuis plusieurs années. « Les Français ont la gueule de bois », titrait crûment un journal, après les grèves. De plus en plus incertains de leur avenir professionnel et de celui de leurs enfants, de leur protection sociale et de leur retraite, ils s'inquiètent d'autant plus que les perspectives économiques ne s'améliorent pas et que le chômage repart en hausse. L'année débute sur le souvenir des faibles résultats du sommet social du 21 décembre 1995, qui est suivi d'un autre le 15 mars. Aucune de ces deux réunions des principaux organismes représentatifs des salariés et du patronat ne permet d'avancées décisives, ce qui disqualifie dans l'esprit des employeurs et des syndicats ce type de grande rencontre sans thème précis.
Les problèmes essentiels sont les mêmes depuis de nombreuses années : montée du chômage, flexibilisation de l'emploi, menaces sur la Sécurité sociale et les retraites. Le recul du dialogue social, la montée des mécontentements s'accentuent et les réponses apportées par le gouvernement d'Alain Juppé déçoivent de nombreux observateurs. La réforme de la Sécurité sociale, réalisée sans vraie négociation, semble limitée, les économies sur l'ensemble des budgets, trop draconiennes, et la réforme fiscale, de faible envergure. Mais, alors que les pouvoirs publics réfléchissent sur une impossible « troisième voie », préconisée par le président de la République Jacques Chirac, ni le CNPF, ni les syndicats, ni l'opposition politique n'ont de propositions plus consistantes à présenter. Un débat s'engage au printemps sur l'alternative entre relance par la consommation et programme d'austérité. Bien que la consommation reparte effectivement à la hausse, les mesures de dégrèvement fiscal prises pour inciter les particuliers à investir leur épargne, y compris dans des biens de consommation, paraissent en décalage avec leur inquiétude sur l'avenir. Dans le domaine fiscal, le gouvernement prend des mesures impopulaires et contradictoires : l'année commence par la création d'une nouvelle taxe applicable à tous les revenus, le remboursement de la dette sociale (RDS), destiné à combler le déficit de la Sécurité sociale ; en septembre, la réforme des tranches d'imposition directe avantage plutôt les hauts revenus. Enfin, les mesures ponctuelles d'incitation à l'emploi des jeunes se multiplient, alors que la rigueur budgétaire continue de peser sur l'emploi, en se traduisant, dans le secteur public, par l'annonce de fortes réductions d'effectifs.
Le chômage : une négociation collective en panne
Après une décrue relative, l'augmentation du nombre de chômeurs reprend dès le début de l'année et s'accentue à l'automne, repassant rapidement au-dessus de la barre des 3 millions, alors que l'économie française continue à dégager des excédents. Ce niveau élevé n'est pas une surprise pour les experts, qui en connaissent les causes depuis des années : croissance économique insuffisante et accélération de l'introduction de technologies fortement réductrices d'emploi. Les coûteuses mesures publiques d'aide à l'emploi n'ayant jusque-là donné que de très faibles résultats, le chômage touche, au cours de l'été, plus de 12,5 % de la population active. Ce triste record historique constitue l'un des taux les plus élevés des pays industrialisés. Le nombre des licenciements collectifs, déjà réalisés ou annoncés, et la réduction des emplois publics ne laissent pas présager d'amélioration prochaine. L'annonce cette année de nombreux plans sociaux dans les entreprises publiques (Aerospatiale, France Télécom) ou privées (Pechiney, Peugeot, Moulinex), et plus encore dans les secteurs de l'armement et de la défense, font craindre le dépérissement de villes entières. L'Allemagne connaît d'ailleurs des difficultés similaires, le chômage y augmentant fortement pour une population devenue, il est vrai, plus nombreuse depuis la réunification. Si, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, le taux de chômage est beaucoup plus faible, le travail à temps partiel, les bas salaires et, d'une façon générale, les inégalités sociales y sont plus fortes et la protection sociale plus réduite. La situation française est assez différente de celle de ces deux pays : la mobilité de l'emploi y est traditionnellement faible, les salaires moyens y sont devenus plus élevés qu'aux États-Unis, alors que le chômage y est deux fois plus important. Cependant, l'accroissement des inégalités sociales, longtemps propre aux deux économies anglo-saxonnes, devient une réalité également française : l'écart se creuse entre les titulaires d'un emploi fixe et ceux qui oscillent entre emploi précaire et chômage, entre les plus hauts revenus et les désormais nombreuses rémunérations inférieures au SMIC (stages, temps partiels, etc.). Alors que les élites du pays sentent gronder un mécontentement diffus, les difficultés de la négociation collective s'aggravent. Le CNPF s'interroge sur la pertinence de négociations amorcées en 1995 quand les stratégies revendicatives des syndicats ne lui semblent pas claires.