Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Arts plastiques

Quelque chose apparaît, qu'il est trop tôt pour nommer mais qui se veut, à l'évidence, en rupture et qui tient à une nouvelle conception des rapports entre l'art et le monde qui l'environne. S'il fallait résumer ce phénomène majeur en deux exemples, ce serait, d'une part, la Biennale de Venise et la polémique qu'elle a suscitée au début de l'été, d'autre part, à l'automne, la multiplication des expositions qui étudient les rapports des arts et de la politique au xxe siècle.

Rétrospectives

Pour autant, comme à l'ordinaire, l'année a eu son lot de rétrospectives, exercice obligé qui associe les principaux musées américains et européens dans des opérations d'échange qui sont aussi des opérations commerciales à la rentabilité garantie. La rétrospective Poussin, qui s'était tenue à Paris à l'automne 1994, s'est déplacée à Londres. La rétrospective Cézanne, qui a eu lieu au Grand-Palais à l'automne 1995, doit s'en aller à Londres, puis à Philadelphie. Il en va de même, en matière d'art contemporain, des manifestations consacrées à Brancusi et à Chagall, respectivement au Centre Georges-Pompidou et au musée d'Art moderne de la Ville de Paris. D'autres ne font pas halte en France : ainsi de Vermeer, à Washington à l'hiver, qui sera à La Haye au printemps de l'année 1996. Ces rétrospectives, quelle que soit la capitale où elles se tiennent, respectent un rituel désormais parfaitement réglé. L'effet d'annonce est amplifié jusqu'à l'universel par des campagnes publicitaires, l'orchestration médiatique et la floraison d'ouvrages d'accompagnement. Le succès se mesure à la fréquentation de l'exposition – fréquentation désormais prédéterminée par la vente anticipée des billets – et à la vente des livres et des produits dits « dérivés », de plus en plus nombreux. Ainsi, dans le cas Cézanne, a-t-on assisté à la parution d'une cinquantaine de livres nouveaux – de la monographie à l'album touristique et gastronomique – et au triomphe des vases bleus, des assiettes et des torchons produits d'après les natures mortes du peintre d'Aix. Dès les premières semaines d'exploitation, ces articles se sont trouvés à plusieurs reprises proches de la rupture de stock, si grand est l'engouement. Ainsi se développe une économie du spectacle culturel qui a ses financiers – des entreprises investissant dans le mécénat –, ses réseaux de production et son système de planification. En France, il s'agit d'un département spécialisé de la Réunion des Musées nationaux.

Débat

Sa rentabilité ne fait aucun doute. Il ne fait aucun doute non plus que ces rétrospectives n'entretiennent avec l'art véritablement contemporain que des rapports lointains et fortuits. Les artistes d'aujourd'hui ont-ils « besoin » de Cézanne dans leurs travaux ? On peut en douter. Ont-ils « besoin » de Vermeer ? On a peine à le croire. Il convient donc de distinguer nettement entre deux types d'histoires, parallèles et distantes, l'histoire culturelle et l'histoire artistique, autrement dit entre l'histoire du goût moyen et celle de la création.

Cette dernière – la seule vraiment importante est, on l'a dit, en pleine mutation. Si la Biennale de Venise a suscité querelles et affrontements, elle doit ce succès à l'exposition « Identité-Altérité » conçue et réalisée par Gérard Régnier, directeur du musée Picasso, également auteur de nombreux essais critiques sous le pseudonyme de Jean Clair. Qu'était « Identité-Altérité » ? Officiellement, le bilan de un siècle de création à l'occasion du centième anniversaire de la Biennale ; mais, en vérité, un coup d'audace. L'histoire de un siècle d'art était comprise et décrite à rebours des habitudes. On connaît la vulgate traditionnelle : du postimpressionnisme au cubisme, du cubisme à l'abstraction, l'art se serait peu à peu libéré du sujet et de la nécessité de signifier, que cette signification s'obtienne à travers une narration ou par le truchement d'un système symbolique. De l'abstraction à l'art minimal et à l'art conceptuel, l'art moderne se serait épuré plus encore, jusqu'à se réduire à ses principes formels, à sa structure géométrique, au monochrome. Il n'aurait plus d'autre objet que lui-même et les mécanismes de son exécution – doctrine du formalisme qui a connu une faveur considérable depuis les années 50 aux États-Unis et en Europe occidentale. Au formalisme, conception téléologique qui comprend l'histoire de l'art comme un progrès ininterrompu vers la simplicité – de Matisse à Buren en passant par Malevitch et Mondrian –, « Identité-Altérité » oppose une autre conception, celle d'un art qui, loin de suivre une direction unique le long d'un vecteur, procède par soubresauts, cassures et négations. Il ne peut faire autrement dans la mesure où, loin de se développer dans un champ neutre et préservé, il se produit dans l'histoire, est immergé dans le siècle, répond à ses tourments et ses révolutions. Dans cette perspective, à des titres et des degrés divers, les guerres, les totalitarismes, l'invention de la psychiatrie, les révolutions industrielles, l'histoire des sciences et celle des religions interviennent dans l'histoire de l'art, de même qu'ils affectent les artistes. Inauguré en octobre au Centre Pompidou, l'exposition « Féminin-Masculin » a, du reste, développé de façon encyclopédique et énumérative l'une des questions posées à Venise, celle du sexe dans l'art.