Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Actionnaires et pouvoir dans l'entreprise

Avec une institution comme la société anonyme, le capitalisme européen et américain a disposé, dès le milieu du xixe siècle, d'un instrument presque idéal de collecte de l'épargne privée. Pendant longtemps, ce système de financement propre à l'entreprise sociétaire a fonctionné avec une réelle efficacité et a donné beaucoup de satisfaction tant à celle-ci qu'à l'actionnaire. D'un côté, il répond aux attentes de l'épargnant qui cherche à obtenir un revenu assez régulier d'une année à l'autre et au moins égal avec celui qu'il pourrait recevoir dans un placement comparable (obligations publiques ou privées entre autres). Si l'épargnant choisit l'action comme placement, c'est qu'il estime qu'au-delà du risque lié à la variabilité du rendement attendu l'investissement en actions sur une longue période, parfois sur une très longue période, tend à dégager un rendement moyen supérieur à celui de placements alternatifs tels que les produits monétaires ou, à court terme, les obligations, voire l'immobilier. Avec le recours au mode de financement par actions, les entreprises parviennent, sans trop de difficultés et à un coût peu excessif, à se procurer les fonds nécessaires. Cependant, si les entreprises, notamment celles cotées en Bourse, pratiquent l'autofinancement et la rétention des profits, le cours de leurs actions tend à stagner. Les actionnaires peuvent alors être tentés de modifier la composition de leur portefeuille de valeurs mobilières en vendant les actions dont le cours ne progresse pas assez pour en acheter d'autres plus attractives. Une telle évolution à la baisse peut jouer à terme contre la firme dans le cas où elle devrait procéder à une nouvelle émission ou à une augmentation de capital : les actionnaires peuvent bouder l'une ou l'autre, faute d'une rémunération suffisante dans le temps.

Fonds propres : capitaux de l'entreprise provenant des actionnaires (après souscription d'actions) ou des prélèvements sur bénéfices par autofinancement ou rétention des profits.

Autofinancement : méthode de financement des investissements par prélèvement sur les profits et avant distribution des dividendes.

Rétention des profits : opération consistant à ne pas distribuer les profits, à mettre en réserve des sommes en prévision d'une utilisation ultérieure, généralement à des fins d'investissement.

Le réveil des actionnaires

Depuis le début des années 1980, l'arrêt de l'inflation et la montée des taux d'intérêt réel (hors inflation) ont fait naître, tant chez les grandes entreprises et les groupes industriels que chez les actionnaires, des attitudes et des comportements nouveaux.

Les entreprises, du fait que l'endettement et les charges d'intérêt ne sont plus allégés automatiquement par l'inflation, ont cherché non seulement à réduire ces charges en priorité (par voie de remboursement anticipé), mais encore se sont détournées des emprunts bancaires, devenus trop chers depuis que les banques centrales mènent des politiques restrictives en matière de taux d'intérêt. Elles sont alors contraintes de se tourner vers les actionnaires, d'autant qu'elles se trouvent de plus en plus engagées dans des opérations coûteuses, comme celles de restructuration (fusions, acquisitions, etc.). Aussi, devant la rareté croissante de l'épargne à travers le monde, elles sollicitent les actionnaires en s'efforçant de les « choyer » et surtout de les fidéliser en leur accordant divers avantages (par exemple, distribution d'un dividende majoré).

Quant aux actionnaires, c'est précisément au sujet du montant des dividendes versés que récemment, à l'occasion d'opérations financières (comme les offres publiques d'achat) ou d'« affaires » (démission de présidents-directeurs généraux remerciés, comme dans le cas d'Alcatel-Alsthom à cause, notamment, de la chute des bénéfices et des cours boursiers), quelques-uns d'entre eux se sont estimés lésés. Les actionnaires qui portent une telle appréciation ne représentent en fait qu'une fraction infinitésimale de l'actionnariat : ces petits porteurs de parts sociales (autre nom des actionnaires) sont noyés dans la masse. Quand ils prennent ainsi l'initiative de discuter du montant jugé insuffisant des dividendes, ils reconnaissent en même temps qu'ils ne disposent pratiquement d'aucun moyen efficace pour forcer l'entreprise à distribuer davantage de profits. En réalité, bien qu'appartenant au groupe le plus nombreux (c'est-à-dire la presque totalité de l'actionnariat), ils considèrent qu'en raison aussi de l'extrême dispersion de l'ensemble des actionnaires (appelés parfois individuels), ils se trouvent placés dans une position minoritaire face à un autre groupe. Ce dernier exerce effectivement un pouvoir dans la mesure où il lui appartient de fixer le montant des dividendes. Composé d'un petit nombre d'actionnaires, mais chacun détenant souvent un gros paquet d'actions, ce groupe est qualifié de majoritaire. Le pouvoir qui lui est donné par le droit des sociétés lui permet de prendre toute mesure allant dans le sens de l'intérêt de la firme. En réalité, ce groupe contrôle l'activité de la firme en intervenant constamment sur la gestion, sur l'affectation des actifs industriels et financiers, sur la nomination et la révocation des dirigeants, sur l'orientation de la stratégie industrielle et commerciale, etc. Bien entendu, c'est à lui que revient la décision de savoir quelles sommes seront versées aux actionnaires, compte tenu des contraintes de financement. Il est bien évident qu'il s'agit là de décisions unilatérales que ne peut pas discuter le groupe minoritaire. En fait, il n'a aucun pouvoir, puisqu'il ne fait qu'accepter ce qui lui est proposé.