L'année sociale

La France se trouve dans une position paradoxale : à une évolution économique assez satisfaisante – très faible inflation, excédents commerciaux, reprise modeste mais réelle de la croissance, en tout cas jusqu'à l'automne – s'oppose une situation de l'emploi parmi les plus mauvaises du monde industrialisé, un fort déséquilibre budgétaire et un déficit financier des organismes de protection sociale qui ne cesse de croître. La forte dégradation du climat social ne peut qu'alimenter le débat sur les vrais problèmes d'une société en proie à un très profond malaise, et encore en panne d'analyse face à des bouleversements comparables, par leur ampleur, à ceux des débuts de l'ère industrielle.

Solidarité et protection sociale : danger de rupture

Premier de ces bouleversements, la crise du système de protection sociale. La mort de l'État providence est annoncée. Que signifie-t-elle ? Sans doute, et de façon simultanée, la fin du lien automatique établi entre protection sociale (sous toutes ses formes) et salariat, et un certain retour à la séparation ancienne entre assistance et assurance. Le mode de financement du système de protection sociale, conçu en des temps de plein emploi stable et de rajeunissement de la population, n'est pas adapté à la donne actuelle : vieillissement accéléré de la population, fin prévisible de l'emploi stable pour tous et alternance croissante entre temps de travail et de non-travail. Le rapport sur les comptes de la Sécurité sociale, paru le 25 juillet, fait apparaître un déficit cumulé de 118 milliards pour 1994 et 1995, et des prévisions de déficit d'environ 60 milliards pour 1996. Cette spirale infernale pose un problème qui est d'abord politique : c'est tout le système de financement qu'il faut revoir, car le fait qu'en France, contrairement à ce qui a cours dans la plupart des autres pays d'Europe, ce système repose majoritairement sur les cotisations des employeurs et des travailleurs, et beaucoup plus faiblement sur la fiscalité (17,7 %, taux stable depuis des années), est pour beaucoup dans cette situation. Tout revoir, cela signifie à la fois que le mode de financement doit évoluer, que les systèmes complémentaires de protection devront se renforcer et que la relation entre assurance et assistance doit être repensée. Mais cela suppose aussi une nouvelle réflexion sur la forme de paritarisme en vigueur aujourd'hui, dans la mesure où l'on doit compter désormais avec un vaste secteur d'assistance, en pleine croissance, qui relève plus de la gestion publique que de celle des partenaires sociaux. Une partie des dépenses de santé a déjà été fiscalisée par les précédents gouvernements avec la CSG, la budgétisation partielle des charges sociales des employeurs, la prise en charge par l'État d'une partie du déficit... Les salariés, dont la part dans le financement global ne cesse de croître malgré les effets négatifs de la montée du chômage sur le nombre des cotisants, ont été également mis à contribution, avec, en particulier, l'allongement, à compter du 1er janvier 1994, du nombre des annuités requises dans le secteur privé pour bénéficier de la retraite pleine. Pour leur part, les employeurs souhaitent que soit remise en cause une assiette de cotisation reposant très majoritairement sur les salaires. Mais trouver une solution d'ensemble est d'autant plus complexe que la fiscalisation des dépenses de santé s'inscrit dans le problème général des déficits publics, dont le montant exige de trouver des solutions rapides.

Le premier gouvernement Juppé choisit de relever le taux de TVA sur les principaux produits, mis à part l'alimentation de base, de 18,6 à 20,6 %, solution traditionnelle et réputée plus indolore qu'un relèvement de l'impôt direct, mais qui pèse plus sur les bas revenus que sur les autres. En bref, ce budget accentue la rigueur mais ne convainc pas sur le fond, d'autant qu'il repousse à plus tard une véritable réforme fiscale.

Le deuxième gouvernement Juppé choisit au contraire de s'attaquer de front à la réforme des comptes sociaux, mais il provoque la protestation des syndicats attachés à la gestion paritaire de l'assurance maladie. L'annonce presque simultanée d'un projet de réforme de la Sécurité sociale, mettant en question les régimes spéciaux de retraite des fonctionnaires, de plusieurs mesures fiscales et d'une possible refonte de l'impôt direct, le tout devant alourdir encore l'effort demandé aux salariés, sert de déclencheur à une grève de plus de trois semaines qui touchera pour l'essentiel le secteur public.