Turquie : la laïcité menacée ?
On retiendra de l'année 1994 la percée des islamistes lors des élections municipales sur fond d'aggravation de la crise économique. Quant à la question kurde, force est de constater qu'elle demeure plus que jamais d'actualité. L'espoir d'un apaisement semblant s'éloigner, nombreux sont ceux qui s'interrogent, en Turquie et aussi à l'étranger, sur la survie même du régime civil d'Ankara.
Percée islamiste
En prônant l'avènement d'un « ordre juste », le Refah (islamiste) a su canaliser le mécontentement de la grande masse des déshérités vivant dans la périphérie des grandes métropoles. Une stratégie efficace puisque, depuis les élections municipales du 27 mars, le drapeau islamiste flotte, notamment, sur Istanbul, Ankara, Adama et Izmir. L'essor du parti du Bien-Être (Refah), la formation islamiste de Necmettin Erbakan, s'est fait aux dépens de la gauche. Le Parti social-démocrate (SHP) est passé de 20 à 13 % des suffrages et a perdu 22 mairies sur les 30 qu'il détenait.
Reste que la percée du Refah est aussi le produit du scrutin uninominal à un tour, qui a permis aux candidats islamistes de gagner des mairies avec 30 % des suffrages alors que les candidats des partis laïques totalisaient près de 70 % des voix. Le parti du Bien-Être a également profité de la division de la droite. Le parti de la Juste Voie (DYP) de Mme Tansu Ciller, Premier ministre depuis 1993, ayant fait cause commune avec le SHP de Murat Karayalcin, c'est au parti de la Mère Patrie (ANAP) de Mesut Yilmaz qu'est revenu le soin d'incarner l'opposition. De son côté, le SHP estime que la raison principale de son échec tient à son alliance avec le DYP, une alliance mal perçue par ses sympathisants tant la situation économique et sociale ne cesse de se dégrader alors que la guerre au Kurdistan redouble d'intensité.
Le « problème kurde »
À mesure que passent les années de guerre, le paysage kurde apparaît de plus en plus délabré. L'état-major estime que, tant que les Kurdes d'Irak accueilleront les combattants du PKK réfugiés dans leurs montagnes, le sort des armes demeurera incertain. Par ailleurs, tout indique que les rangs du PKK se sont renforcés. Quoi qu'il en soit, l'armée a continué sa politique de la « terre brûlée ». Depuis 2 ans, la destruction des villages pour isoler les rebelles du PKK est devenue systématique.
Les effets du conflit kurde sur le tourisme et l'ouverture moins importante que souhaitée vers l'Asie centrale, le Caucase ou les Balkans ont aggravé les faiblesses d'une économie déjà peu florissante. La livre turque a perdu la moitié de sa valeur en un an. Face à une inflation croissante (environ 100 % en 1994), la banque centrale n'a cessé de faire fonctionner la planche à billets. La livre, dévaluée une première fois en janvier de 13,6 % par rapport au dollar, a connu une seconde dépréciation (28 %) en avril. L'économie turque souffre toujours des conséquences de la guerre du Golfe. Ses relations commerciales avec l'Irak sont gelées depuis l'embargo de l'ONU. Aussi le gouvernement s'est-il décidé à signer un accord avec Bagdad afin d'échanger du pétrole contre des produits de première nécessité.
Menaces sur la démocratie
Les opérations contre le PKK ont coûté, en 10 ans, 25 milliards de dollars. En 1994, le prix de la guerre s'est établi à 6 milliards de dollars. Si le président de la TUSIAD, la Fédération des industriels et des entrepreneurs, a pu déclarer qu'une « économie forte ne peut prospérer que sur un terrain démocratique », les événements ont montré que le gouvernement était peu enclin à agir dans ce sens. Le 23 mars, le Parlement a levé l'immunité des principaux députés du parti démocratique prokurde élus en octobre 1991. Selon les différents articles des lois antiterroristes, toute référence à la question kurde est assimilée à de la propagande et peut conduire à l'arrestation du député comme du simple citoyen. Ce sont ces mêmes lois qui justifient la mise en cause quotidienne de la liberté de penser, d'écrire ou de publier.
La Turquie est-elle à la croisée des chemins ? Nombre d'observateurs redoutent qu'Ankara ne s'abandonne une nouvelle fois à la dérive militaire. Une chose est certaine : les événements de l'année ont ajouté une nouvelle incertitude sur le calendrier européen d'Ankara.
S. Yerasimos, les Turcs, Autrement, 1994.
Philippe Faverjon