Voulu pour que justice soit rendue aux victimes et pour que relecture soit faite des années d'une collaboration dont l'initiative revint à l'État français et non à l'Allemagne national-socialiste, ce procès mobilise pas moins de 25 avocats et 107 journalistes réunis dans une salle du palais de justice de Versailles dont l'aménagement a coûté 4 500 000 francs au Trésor public. Il n'aura pourtant pas le retentissement du procès de Klaus Barbie. Dès le deuxième jour, en effet, les responsables des télévisions japonaises, sud-américaines, italiennes et espagnoles, ceux de la BBC et de nombreux organes de la presse écrite abandonnent la couverture de l'événement, en raison de l'insignifiance de la personnalité de l'inculpé et de la médiocrité de son rang dans la hiérarchie de la collaboration. Ils n'ont peut-être pas tout à fait tort. En tenant un journal de ses réflexions antisémites en 1986, en collectionnant les insignes nazis, alors qu'il se savait toujours recherché pour ses crimes, Paul Touvier ne révèle-t-il pas ses limites intellectuelles, déterminant ainsi par avance sa condamnation à la détention à perpétuité par un jury que son âge avancé aurait pu incliner à l'indulgence ou à l'oubli ? Mais condamner un criminel besogneux et inconséquent, est-ce condamner un régime et une politique dont il n'a été que l'un des comparses ? En un mot, l'homme était-il à la mesure de ce procès dont ses auteurs avaient voulu que, au-delà de la justice rendue aux victimes, il soit à jamais un instrument au service de la pédagogie de la « Mémoire » ?
Le procès est pourtant exceptionnel à bien des égards. C'est la première fois qu'on juge en France un homme pour crime contre l'humanité. C'est aussi l'une des dernières occasions de juger un participant direct aux horreurs de la période. Par ailleurs, deux présidents de la République sont intervenus directement dans l'affaire ; 5 enquêtes et instructions officielles ont déjà été menées (en 1945, en 1970, en 1979, en 1981 et en 1989), auxquelles s'ajoute un rapport exceptionnel d'historiens dirigés par René Rémond, commandé par le cardinal Albert Decourtray en 1989 et portant sur le rôle de l'Église dans le cas Touvier. Les ambiguïtés et les zones d'ombre demeurent pourtant bien nombreuses. Elles concernent d'abord la base même de l'accusation. Fallait-il juger Touvier comme criminel à « l'instigation des Allemands » ou comme serviteur d'un État – l'État français – « pratiquant une politique d'hégémonie idéologique » (pour reprendre la formulation de la cour de cassation, en 1985) ? La distinction est d'importance. D'un point de vue juridique, la notion de complicité permet de faire entrer l'affaire Touvier dans la sphère du crime contre l'humanité, puisque le statut du tribunal de Nuremberg (1945), qui sert de référence en la matière, ne permettait de juger les auteurs ou complices de tels crimes que si ceux-ci avaient agi « pour le compte d'un pays européen de l'Axe ». D'un point de vue historique ou, plus exactement, moral, en adoptant la notion de complicité, on renonce à la culpabilité « autonome » de Vichy, et cela afin de pouvoir juger celui qui, au fil des jours, apparaît de plus en plus comme un très médiocre second rôle. Pendant le procès, un des avocats de la partie civile, le jeune Arno Klarsfeld, le fils de Serge et Beate Klarsfeld, tente de relancer les débats en démontrant que Touvier a agi de son propre chef et que cela ne devrait nullement empêcher d'établir sa culpabilité pour crime contre l'humanité. Il finit par revenir à la qualification de complicité afin d'obtenir la condamnation de Touvier.
Les historiens sont particulièrement mis à contribution pendant ce procès. Jacques Delarue, cité comme témoin par l'accusation, se trouve ainsi dans l'obligation de contredire le rapport qu'il avait remis, en 1970, à la Cour de sûreté de l'État et où il affirmait : « Il n'existe aucune trace d'une intervention des Allemands dans cette affaire. » Pour justifier ce revirement, que d'aucuns considèrent comme tactique en vue d'obtenir la condamnation de Touvier. M. Delarue cite un document nouveau dont il a pris connaissance après 1970 : une déposition de Joseph Darnand lors de l'instruction de son procès en 1945 et selon laquelle les Allemands lui auraient réclamé une « quarantaine » d'otages pour venger la mort d'Henriot. On fait alors remarquer que M. Delarue disposait bien, en 1990, de ce document, mais qu'il n'en avait pas fait état devant le juge instruisant le nouveau procès Touvier pour un crime commis de sa propre initiative, pour un crime « français » et non pour un crime commis « à l'instigation » de l'occupant nazi. Quatre autres historiens – François Bédarida, Michel Chenal, Robert Paxton et René Rémond – sont également sollicités. Il s'agit pour eux non de prendre parti dans les débats mais de rappeler quel fut le contexte politique et historique de l'affaire. Redoutable dilemme ! Ne risquaient-ils pas d'être utilisés malgré eux par une des parties ? N'allait-on pas leur opposer l'impossibilité de porter un regard objectif sur une période encore proche, ainsi que le prétendent les historiens révisionnistes ? À tout le moins, le procès Touvier restera aussi comme un exemple de la cohabitation difficile entre l'impératif judiciaire et la rigueur scientifique des historiens. Des historiens que, par ailleurs, on sollicite de plus en plus. À ce sujet, Olivier Mongin (Face au scepticisme, la Découverte, 1994) évoque une « nouvelle cléricature » et le risque d'une fragilisation du travail historiographique « quand il succombe sous le poids de la mémoire et parvient de moins en moins à circonscrire le champ de son intervention ».