La crise à multiples facettes qui s'est abattue sur l'Occident a eu pour conséquence ce qu'on a considéré comme une montée inquiétante de l'individualisme. Il s'agissait en fait d'un mouvement peut-être irréversible vers l'autonomie de l'individu, que l'on peut baptiser égologie. Ce bouleversement des mentalités se caractérise par la volonté et la capacité croissante de chacun de prendre en charge son propre destin, sans se désintéresser pour autant de celui de ses semblables.
Sur ce point essentiel, la crise aura donc été largement bénéfique. Elle ouvre la voie à de nouvelles attitudes, à de nouveaux comportements, à de nouvelles valeurs.
Le courage et l'imagination au pouvoir
À la différence de celle de Mai-68, la France actuelle est davantage réformiste que révolutionnaire. C'est le cas en particulier des jeunes, qui ne souhaitent pas comme leurs aînés casser les structures, partir élever des moutons dans le Larzac, soutenir la cause de rebelles sud-américains ou faire le tour du monde en bateau. Ils demandent au contraire à s'intégrer dans une société qui semble ne pas vouloir d'eux, malgré ses discours généreux, et à y tenir leur place, même modeste. Leur ambition est beaucoup moins de s'enrichir que de trouver un équilibre harmonieux entre le travail, la famille et les loisirs. Leurs parents sont dans une disposition d'esprit semblable.
Pour la première fois depuis des décennies, les Français sont même prêts à accepter des sacrifices. C'est le cas notamment en ce qui concerne le partage de l'emploi et des revenus, thème majeur du débat national et enjeu central de l'élection à venir. Toutes les enquêtes montrent que plusieurs millions d'actifs (cadres, mais aussi employés et ouvriers) sont prêts dès demain à travailler moins et à réduire leurs revenus en conséquence, dans des conditions d'équité et de compensation à définir. Ils savent bien qu'il ne faut pas compter sur la croissance pour créer des emplois en nombre suffisant. Ils savent aussi que seul ce partage permettra, quoi qu'en disent les Cassandre, de réduire mécaniquement le chômage. Outre les effets qu'elle aurait sur l'emploi, cette réforme fondamentale pourrait avoir au moins quatre conséquences favorables.
– Elle réduirait l'ampleur d'autres problèmes directement liés au chômage, comme la délinquance, l'usage de la drogue ou les difficultés de cohabitation entre communautés ethniques.
– Elle jetterait les bases d'une nouvelle société dans laquelle les individus disposeraient de plus de temps pour s'occuper de leurs enfants, pour vivre une vie sociale plus riche et pour pratiquer leur passion. Ceux qui le souhaitent pourraient d'ailleurs aussi se rendre à eux-mêmes des services, ce qui compenserait au moins en partie leur perte de pouvoir d'achat.
– Elle permettrait à la France de rayonner à nouveau sur le monde en offrant aux autres pays développés un exemple, peut-être un modèle. Deux siècles après la Révolution, ce retour de la France sur la scène internationale ne pourrait que redonner aux Français la volonté de réussir et la fierté d'écrire une nouvelle page de l'histoire des progrès de l'humanité.
– Enfin, elle représenterait pour les hommes et les partis politiques une formidable occasion de regagner la confiance de leurs électeurs, perdue au cours de ces années d'inaction, de discours vides et d'affaires compromettantes.
Il n'est pas exagéré d'affirmer que l'enjeu de l'élection à venir est la création d'une nouvelle civilisation. Sociologiquement, les conditions de sa mise en œuvre sont réunies : mise en question de la modernité, de ses excès et de ses promesses non tenues ; prise de conscience de la nécessité d'agir ; développement d'une capacité individuelle à prendre en charge son destin ; volonté d'accepter des sacrifices personnels pour contribuer au bien-être collectif ; approche de la fin d'un siècle et d'un millénaire.
Le moment semble donc venu pour les candidats au poste suprême de prendre à leur tour conscience de ces opportunités exceptionnelles, de les comprendre, de les intégrer dans leurs projets et dans leurs actes.
Gérard Mermet
Spécialiste des modes de vie et du changement social, auteur de la Piste française, First, 1994, et de Francoscopie 1995, Larousse, 1994