Une étoile est née
Pour saisir ce qui fait l'originalité de ces douze mois, il faut commencer par en reconnaître le caractère profondément paradoxal : 1993 aura été une année électorale et pourtant, en 1993, l'essentiel est ailleurs que dans cet affrontement droite-gauche : tout était joué avant les élections et tout se joue, depuis les élections, à l'intérieur de chacun des deux camps et non pas entre eux. Ce paradoxe tient à la combinaison de deux faits majeurs :
1. Le rapport de force entre la droite et la gauche est tellement déséquilibré, et depuis si longtemps, qu'il excluait hier et qu'il exclut encore aujourd'hui toute possibilité de surprise et de retournement à court terme.
2. Les vrais clivages – en particulier l'Europe et ses multiples déclinaisons, monétaire, économique, commerciale et politique – divisent chacun des deux camps bien plus qu'ils ne les opposent l'un à l'autre.
Aussi, dans un monde politique gagné par l'introversion, nous assistons à une double bipolarisation du jeu, à une sorte de débat quadripartite qui conduit chacun à s'occuper en priorité de ses amis et à négliger ses adversaires traditionnels. 1993 est placé sous le signe de Plutarque et de ses Vies parallèles : il y a d'un côté la gauche, défaite, déboussolée, contrainte pour réussir son aggiornamento de faire des choix idéologiques et stratégiques difficiles entre les tentations contradictoires – jacobines ou internationalistes, socialistes ou capitalistes, hégémoniques ou proportionnalistes – qui la tiraillent en tous sens depuis dix ans. Il y a, de l'autre côté, indifférente et hors d'atteinte, une droite, ou plutôt des droites, qui vivent sur un mode renouvelé la rivalité traditionnelle du RPR et de l'UDF et, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, la confrontation des ultras et des modérés, tout en demeurant les yeux rivés sur le énième épisode d'une guerre des chefs enrichie par l'irruption d'un troisième homme sur le devant de la scène.
Rive gauche, rive droite, smoking, ou no smoking, ce sont des films différents qui se sont joués tout au long de l'année 1993, dans deux salles séparées, même si les scénarios de chacun d'eux paraissent obéir à des logiques toutes proches.
Rive gauche
Pour la gauche en général et pour le gouvernement de Pierre Bérégovoy en particulier, les premiers mois de l'année apparaissent comme un véritable calvaire.
La tragédie de Pierre Bérégovoy est à l'image du drame électoral que vit la gauche les 21 et 28 mars. Politiquement, en refusant de suivre le président de la République sur la voie d'une réforme du mode de scrutin, la majorité sortante s'était condamnée à mourir debout, et l'annonce fracassante par Michel Rocard d'un « big bang », qui substituerait au parti d'Épinay un rassemblement composite de centristes, de communistes, d'écologistes et d'ex-socialistes, contredisait trop évidemment les choix antiproportionnalistes du parti et de Michel Rocard lui-même pour être perçue comme autre chose qu'un signal tactique – « désistez-vous et nous ferons le reste » – en direction des Verts.
En tout état de cause, les malheurs électoraux des socialistes vont dépasser toutes les espérances de leurs adversaires. Quelle que soit l'unité de mesure retenue, la défaite de la gauche est totale : en voix comme en sièges, elle réalise son plus mauvais score depuis 1965. Sociologiquement, elle est atteinte dans ses clientèles les plus traditionnelles, ouvriers et employés massivement attirés par la droite et l'extrême droite. Géographiquement, elle perd ses bastions les plus solides, vieilles terres ouvrières du Nord et du Midi et, au-delà, vieilles terres républicaines et laïques du très grand Bassin parisien. Politiquement, ses alliés potentiels, Verts et centristes, sont, les premiers, pulvérisés par leurs incertitudes stratégiques et, les seconds, solidement arrimés au vaisseau de la droite triomphante. La défaite de la gauche se lit aussi dans l'évolution du rapport de force à droite : les centristes progressent moins que le Parti républicain tandis que le RPR, dopé par les succès de son aile la plus nationaliste, l'emporte globalement sur l'UDF. « À droite toute », tel semble être le mot d'ordre général d'élections dans lesquelles le Front national ne réussit aussi mal que parce qu'il a cessé, depuis le référendum de Maastricht, d'avoir le monopole de « la France seule ».