Expositions
Quand nos voisins espagnols baignent, en cette année anniversaire, dans les couleurs telluriques de Miró (1893-1983), notre programmation hexagonale se place sous l'égide de la palette fleurie de Matisse : de part et d'autre des Pyrénées, c'est la couleur qui donne le ton et la saveur de ce millésime 93 relativement généreux. Paris a choisi pour cela la carte événementielle (de Matisse à la collection Barnes) quand la province optait avec autant d'efficacité pour un parti pris historique (du Grand Siècle au bilan plus contemporain de Poésure et Peintrie), nous réservant des rencontres inédites et de nombreuses redécouvertes.
Du soleil, de l'or et des couleurs
La scénographie que le Grand Palais offre à Aménophis, le pharaon-soleil, est d'emblée pleine d'éclats. L'entrée de l'exposition reproduit, non sans une touche légèrement kitsch, celle du domaine royal de ce pharaon sans qui la démesure des temples de Louqsor et Karnac ne serait pas. Près de 150 œuvres soigneusement mises en valeur dressent un bilan de cet apogée de l'art égyptien. D'apogée fastueux, il est à nouveau question dans les mêmes galeries nationales du Grand Palais présentant, autour de la figure tutélaire du Titien, l'ampleur somptueuse de l'art vénitien du xvie siècle (Le siècle de Titien). Le choix des œuvres et leur disposition didactique servent une démonstration claire : l'importance décisive et mutuelle de Giorgione (1477-1510) et Titien (1490-1576) dans l'élaboration d'une peinture nouvelle qui oriente, de Tintoret à Véronèse, toute la génération coloriste du cinquecento vénitien. Du jeune Giorgione, on découvre la magie des traitements vaporeux et diffus de la lumière, tout en regrettant l'absence de chefs-d'œuvre comme la célèbre Tempête retenue pour cause de fragilité. Titien reste le fil conducteur de cette exposition pour s'imposer comme le maître d'une peinture sensuelle mélangeant sacré et profane au moyen d'une touche large et charnelle du pinceau (quand la peinture n'est pas directement appliquée au doigt), qui acquiert une autonomie singulièrement moderne. Exposition dense à laquelle on pourra néanmoins reprocher l'effet déceptif d'une fin de parcours s'épuisant, par zèle historique, dans des œuvres de second ordre. Franchissant les Alpes et traversant un siècle, les musées de Rennes et de Montpellier nous réservaient, après Montréal, une superbe sélection de peintures françaises du xviie siècle. Cette exposition intitulée Grand Siècle dresse, de la fin du maniérisme à l'idéal classique, une anthologie intelligente et sensible sur la création française de cette époque (celle du Roi-Soleil) à partir de 131 tableaux provenant, à l'exception de deux prêts du Louvre pour Poussin et Lorrain, d'une soixantaine de musées provinciaux. On (redécouvre ainsi que Reims dispose de la superbe Vénus dans la forge de Vulcain des frères Le Nain ou que Rennes conserve le célèbre Nouveau-né de Georges de La Tour.
Collections et maîtres
Le Louvre, avant de célébrer son anniversaire et son agrandissement, se penche sur l'impact historique de ses collections en proposant une exposition sur le thème de la copie : Copier, créer : de Turner à Picasso, 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre. Le titre est explicite, tout comme le propos de cette exposition, qui tente de tracer une histoire de la copie à travers ses diverses motivations, de l'acquisition du métier au pastiche jusqu'à l'interprétation parfois iconoclaste telle que Marcel Duchamp l'a pratiquée en affublant la Joconde d'une moustache. L'histoire comparative des styles est aussi indirectement le sujet de l'exposition 1893, l'Europe des peintres, présentée au musée d'Orsay. Avec le parti pris d'un regard électrique sur le goût de l'époque, les commissaires de cette exposition ont voulu réunir ce qui pouvait se présenter à cette date sur les cimaises européennes. Ce panorama associe ainsi sans discrimination les grandes figures de l'impressionnisme français à des peintres hongrois, norvégiens, polonais ou allemands moins reconnus. l'Europe germanique est accueillie plus démonstrativement au Petit Palais, qui présente pour la première fois en France les œuvres majeures du Musée de Leipzig. Cette collection, établie à partir du milieu du xixe siècle, renferme des tableaux déterminants de la renaissance locale (un superbe Portrait de Luther en seigneur Jörg de Lucas Cranach, 1521) ou du romantisme allemand (l'un des plus célèbres paysages allégoriques de Caspar David Friedrich, les Âges de la vie, 1830-1832). Le Dr Barnes préférait manifestement les grands maîtres modernes français réunis dans sa Fondation installée depuis 1922 à Merion (Pennsylvanie). De Cézanne à Matisse, les chefs-d'œuvre de la Fondation Barnes sont révélés au public pour la première fois au Grand Palais : c'est l'événement phare de la rentrée parisienne. Aucun des soixante-douze fleurons sélectionnés n'avait en effet été montré hors les murs de la Fondation, dont les clauses stipulent non seulement l'interdiction de sortie des œuvres, mais aussi celle de leur reproduction en couleurs. Cet obstacle momentanément détourné lors des travaux de la Fondation, le public français peut découvrir le grand ensemble inédit de Renoir (1880-1890), les Poseuses de Seurat (qu'il n'avait pu voir lors de la rétrospective Seurat dans les mêmes salles du Grand Palais), ou l'historique Bonheur de vivre de Matisse (qui n'avait pu être présenté deux mois plus tôt lors de l'exposition Matisse du Centre Pompidou). Parce que cette collection constitue un véritable pendant des collections publiques françaises, les commissaires du Musée d'Orsay ont décidé de faire dialoguer ces œuvres avec leurs équivalents parisiens. Les Joueurs de cartes de Cézanne (1890-1892) sont confrontés aux nombreuses études préparatoires détenues à Orsay, suivant un principe de doublage créant de véritables petits écrins monographiques (1880-1914), dont la succession (de Cézanne à Rousseau, de Manet à Monet...) reste impressionnante. Avant cette rentrée haute en couleur, le Centre Pompidou créait aussi l'événement avec sa grande exposition printanière consacrée aux premières années matissiennes : Matisse 1904-1917. De la disparition du sujet sous l'effusion coloriste de ses toiles fauves et pointillistes à l'épure presque abstraite du Rideau jaune (1914), Matisse s'impose – en 130 toiles dont les pièces maîtresses de la collection Chtoukine – comme le grand peintre solaire du xxe siècle. Cette leçon de couleur est retenue aussi par les prophètes nabis accueillis au Grand Palais. Trait d'union entre le symbolisme fin de siècle, l'impressionnisme naturaliste et l'esthétique décorative de l'Art nouveau, les nabis (« prophètes » en hébreu) sont réunis ici sans desservir la diversité stylistique de chacun des membres (des intérieurs intimistes de Vuillard et Bonnard aux compositions religieuses de Maurice Denis) ni esquiver l'importance de leur participation décisive aux arts décoratifs (de l'ameublement aux arts graphiques).
Le toucher et l'ouïe : les sens parallèles de la peinture
L'effet rétinien n'épuise pas l'impact sensible de l'œuvre. La première démonstration de ce constat est faite, sous la forme d'un bilan historique ambitieux, aux Musées de Marseille qui accueillent l'exposition Poésure et Peintrie. Sous ce titre, emprunté à l'artiste dadaïste Kurt Schwitters, cette exposition offre un panorama de tout ce qui, depuis le fameux Coup de dés de Mallarmé associe art visuel et recherche poétique. Des expérimentations futuristes sur « les mots en liberté » jusqu'à la poésie sonore d'Henri Chopin ou de Bernard Heidsieck, on retrouve là toutes les œuvres avant-gardistes exploitant la plasticité du verbe. Le Musée des Sables-d'Olonne se penche plus ouvertement sur le caractère tactile de l'œuvre plastique. Haptisch (« tactile » en allemand) est le titre retenu pour réunir des œuvres traitant du toucher, métaphoriquement dans l'approche sensuelle du modèle (Paul Armand Gette) ou littéralement dans le traitement matiériste des surfaces (des reliefs bleus d'Yves Klein aux épaisseurs picturales d'Eugène Leroy). Le Musée de Nîmes propose pour sa part comme exposition inaugurale un bilan historique sur l'introduction et l'utilisation de l'objet dans l'art du xxe siècle. L'Ivresse du réel nous montre ainsi comment, des collages cubistes de Braque et Picasso aux accumulations d'objets des Nouveaux Réalistes, l'art de ce siècle est traversé par une critique en règle de la représentation dont le pouvoir illusionniste est mis en brèche au profit de la présentation littérale de l'objet. Cette leçon, que l'artiste français Bertrand Lavier décline en présentant à la galerie Durand-Dessert une voiture soigneusement bosselée installée sur un socle blanc (Julietta, 1993), est exploitée aujourd'hui par une toute nouvelle génération d'artistes internationaux qui privilégient l'impact social de l'objet dans des mises en scène (des « installations ») où la violence, réelle ou symbolique, sexuelle ou politique, est livrée sans retenue. L'hédonisme solaire de Matisse cède aujourd'hui souvent la place au pathétisme lunaire des déçus du modernisme.
Pascal-Louis Rousseau