Chanson française : à marée basse
La chanson française va de plus en plus mal : cette année, elle ne représente plus que 39,9 % des parts du marché sur son propre territoire. Au-delà des lamentations sur la perte éventuelle de l'identité culturelle et des flèches en chute libre sur les graphiques du marché, il y a les artistes français. Et certains d'entre eux portent une part de responsabilité dans l'invasion sonore anglo-américaine en refusant de considérer le côté financier de leur métier, par peur d'être accusés de mercantilisme. Ce refus prend des formes diverses suivant le genre musical : avec la vague du rock alternatif des années 80, nous avons frôlé l'absurdité totale. Il n'y a qu'en France où un groupe aussi talentueux que les Bérurier Noir, qui reflétaient profondément l'esprit d'un renouveau musical et étaient suivis par un public grandissant, a choisi de s'autodétruire – tout en condamnant à mort les autres groupes dans son sillage – plutôt que d'assumer le succès pour des raisons idéologiques peu convaincantes. L'argent est l'un des derniers tabous, quasiment infranchissable dans notre pays traumatisé par le syndrome du poète maudit. Mais tant que la réussite financière sera symbolisée par les bébés Jordy et que le talent sera salué par l'incompréhension du public, nous n'aurons jamais des Prince ni des Madonna. Tant mieux, peuvent penser hâtivement certaines personnes... Mais à tort, car 80 % du marché du disque concerne les 12-20 ans. Et ne nous leurrons pas : la majorité des kids ne considéreront jamais la plupart des lauréats des Victoires de la musique comme de la musique écoutable. Car l'équation entre la jeunesse et la musique comprend avant tout comme facteurs une certaine révolte, une identité propre à une génération et une façon de se démarquer par rapport au monde des adultes.
Séduire les autres. Quand on mesure le coût d'une production et de sa promotion, le marché national n'offre de toute évidence pas une clientèle potentielle capable de générer les bénéfices nécessaires à l'investissement pour aller à la découverte de nouveaux talents. La leçon est claire : si la production française veut continuer à exister, elle doit franchir les frontières de l'Hexagone. (Le succès international de Patricia Kass reste une exception). Et, pour exporter, il faut séduire avec d'autres arguments que de la chanson néopoétique, des sous-produits d'un rock'n'roll mal assimilé, ou des chanteuses d'un style vraiment vieillot. Actuellement, la porte principale vers l'Europe nous est à peine entrouverte. Par exemple, MTV-Europe, qui connaît un boom extraordinaire avec un million de nouveaux abonnés par mois, est en passe de devenir la plus grande chaîne câblée du monde. Mais, si cette chaîne d'origine américaine pratique en Europe une politique d'antenne avec 30 % de productions dites « locales » – c'est-à-dire européennes –, 5 % seulement représentent la production française. Le gros du gâteau va évidemment aux Britanniques... Ce n'est pas tout : au-delà du décalage évident entre la production et le public se dessine maintenant une modification lente mais irréversible de la façon de consommer le produit musique. La mort du 45 tours vinyle, la diminution des ventes des « deux titres » sur les nouveaux supports (CD, DAT, DCC, Mini-Disc), ajoutées aux disparitions à la fois du Top 50 et du Top Album sur Canal Plus – chute de l'Audimat oblige – sont plutôt révélatrice. Avec la possibilité de dupliquer gratuitement la musique, les ventes réelles en ont été affectées. De plus, cette impression de gratuité a fini par dévaloriser le produit et a encouragé le public dans une démarche du genre consommer puis jeter. Cette tendance s'est trouvée amplifiée par la continuelle apparition de nouveaux supports qui rendent aussitôt caducs les précédents, ou peu s'en faut...
Une révolution dans la diffusion
Et voilà qu'aujourd'hui une nouvelle raison de donner des cauchemars aux distributeurs et aux détaillants se profile à l'horizon : les serveurs câblés. Dans un avenir malheureusement plus proche qu'on ne le souhaiterait, les disquaires traditionnels – ainsi que leurs distributeurs (Polygram, Sony, etc.) – vont se raréfier, voire même disparaître. Car tous les supports (CD, K7, DAT, etc.) vont tôt ou tard être remplacés par un système câblé de diffuseurs à domicile, et le consommateur choisira la musique qu'il souhaite entendre autant de fois qu'il le veut. Ainsi, l'abonné pourra profiter d'une véritable banque musicale, dont le catalogue n'aura aucune commune mesure avec celui de la plus fournie des discothèques ! Le dispositif sera évidemment complété par la possibilité de consulter sur écran de la documentation sur l'artiste, ses clips, concerts, ainsi que toute l'information imaginable sur l'enregistrement écouté. C'est un service irrésistible : qui refusera en effet l'accès à une banque universelle de musique pour le prix mensuel de deux CD ? Ce système est déjà en place aux États-Unis, et, si la France ne se positionne pas dès aujourd'hui d'une façon convaincante dans cette nouvelle forme de distribution, avec des artistes d'envergure dont les copyrights soient made in France, c'est tout un pan de notre économie musicale qui va s'effondrer. Non seulement on aura perdu de toute façon un secteur générateur d'emplois – chez les disquaires et dans la distribution –, mais, dans cette époque où fleurissent les consortiums et les multinationales, les serveurs par câble ne manqueront pas de s'associer avec des éditeurs internationaux, avec les conséquences qu'on devine...
Le pouvoir de l'édition
Car si une maison de disques enregistre, fabrique et – pour la plupart – distribue à travers les réseaux de disquaires le support (CD, DAT, etc.), l'éditeur, lui, détient les droits, autrement dit la gestion de l'utilisation de l'œuvre enregistrée. Avec les futurs serveurs câblés, le support disparaît et, avec lui, les sources de revenus générées par son commerce. L'aspect financier de cette nouvelle façon de « vendre » de la musique tournera donc autour des droits de diffusion, donc des éditeurs à travers la SACEM pour ce qui concerne la France (les autres pays fonctionnant différemment). Et c'est cette source d'argent qui financera l'aspect artistique dans l'avenir, et donc qui déterminera notre environnement sonore. Les droits de diffusion – les éditeurs et non plus les maisons de disques – seront de nouveau, comme au début du siècle, la clef de voûte de l'industrie. Si nous continuons à être incapables de découvrir et de promouvoir des artistes dont les droits restent propriété nationale et qui soient en mesure de séduire non seulement la jeunesse française mais aussi tous les Européens, nous aurons perdu à la fois cet enjeu économique et, réellement cette fois-ci, notre identité culturelle. Car la censure économique qui s'ensuivrait veut dire la non-représentation, donc la disparition des goûts minoritaires ou marginaux, très rarement générateurs de bénéfices. Déjà, à l'heure actuelle, la langue française apparaît comme un patois régional sur la bande FM ; reste à imaginer le mépris commercial des futurs serveurs internationaux pour les droits et la diffusion par exemple d'un Bobby Lapointe (qui est, il faut le reconnaître, littéralement inécoutable pour un non-francophone)... Et pas plus qu'aujourd'hui ce ne sont les décrets de lois, les subventions ou les festivals de chanson française qui pourront infléchir la tendance !