Histoire : les tabous et la mémoire
Les bicentenaires se suivent et ne se ressemblent pas. Celui de 1789 commémorait avec éclat la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen par la France, qui a voulu affirmer hautement sa vocation à en faire bénéficier tous les peuples de l'univers. Celui de 1793 est célébré avec plus de discrétion, car la décapitation de Louis XVI, le 21 janvier, ou le massacre subi par la « grande armée » vendéenne à Savenay, le 23 décembre, ne peuvent qu'opposer les nostalgiques de l'Ancien Régime aux défenseurs de la République qui dut parfois, par raison d'État, nier dans les faits les principes sur lesquels elle reposait. Inauguré en février, le nouveau musée d'Histoire de Cholet commémore ce heurt de deux conceptions de la « liberté », dont Alexandre Soljenitsyne, invité par Philippe de Villiers à commémorer le massacre des chouans, dira qu'elle est incompatible avec toute révolution.
Un sondage réalisé à l'occasion de l'anniversaire de la mort de Louis XVI indique que 48 % des Français interrogés considèrent que l'exécution du roi était une nécessité, mais 9 % seulement des personnes sondées auraient voté la mort. Toutefois, ils ne sont que 16 % à répondre pour la mise en liberté, contre 53 % en faveur de l'exil. Enfin, 60 % des sondés estiment que le retour aujourd'hui à la monarchie constituerait « un recul », 3 % un « progrès » et 35 % « ni l'un ni l'autre ».
Le bicentenaire de l'« Année terrible » (1793) s'est traduit dans la publication de plusieurs ouvrages, dont le Procès du roi, de P. Lombard, les Soixante Derniers Jours de Marie-Antoinette, de P. Sipriot, Une famille vendéenne sous la Révolution, d'É. Fournier, Charette, de F. Kermina ou Les Colonnes infernales, de L.-M. Clenet.
L'État français. Rendue possible par un décret du 3 février signé par François Mitterrand (qui s'était vu reprocher son dépôt de gerbe sur la tombe de Philippe Pétain, le 11 novembre 1992), la première commémoration officielle, le 16 juillet, de la rafle du Vel' d'Hiv, dont furent victimes plus de 13 000 Juifs de Paris et de la région parisienne, ravive les souvenirs du temps de l'Occupation, dont deux cinéastes nous offrent des images : Claude Chabrol et Jean Marbeuf. Conseillé par deux historiens, Robert Paxton et Jean-Pierre Azéma, le premier a réalisé son film l'Œil de Vichy uniquement à partir de bandes d'actualité vichyssoises et allemandes conçues à des fins de propagande. Henri Amouroux s'inquiète alors de savoir si les spectateurs non informés de 1993 sauront décrypter le message, démythifier le contenu et prendre la distance nécessaire. Soumettant son projet à la critique de l'historien Marc Ferro, grand spécialiste de l'histoire en images et auteur d'une biographie à succès du chef de l'État français, Jean Marbeuf a choisi de faire un film de fiction, Pétain, « farce tragique » qui révèle les aspects minables et criminels du régime de Vichy, sans pour autant pouvoir prétendre en analyser les causes, en démonter les mécanismes, comme tente de le faire l'historien nourri d'archives, dans le secret de son cabinet. En tout cas, ces deux cinéastes auront eu au moins un mérite, celui de mettre fin au tabou qui occultait dans une large mesure la réalité d'une France collaboratrice pour ne laisser revivre que les heures douloureuses mais glorieuses de la Résistance.
C'est bien cet esprit de la Résistance que Daniel Cordier veut, pour sa part, continuer à défendre en publiant son De Gaulle, capitale de la Résistance, novembre 1940-décembre 1941, troisième volume de sa monumentale biographie consacrée à Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, et dont il conteste avec force qu'il ait été un agent plus ou moins patenté de l'URSS, ainsi que le laisse supposer le journaliste Thierry Wolton dans son dernier ouvrage, le Grand Recrutement.
À propos de l'ouvrage de Thierry Wolton, le Grand Retournement, dans lequel l'auteur accuse Jean Moulin d'avoir travaillé pour les Soviétiques, Daniel Cordier déclare dans l'Express (no 2185) : « On s'attaque désormais aux symboles de la Résistance, de Gaulle et Jean Moulin, qui ne font qu'un. (...) L'on peut rapprocher cette tentative des propos de John Charmley, ce jeune historien anglais qui vient d'attaquer Churchill en avançant que si ce dernier avait accepté, en 1940, les propositions de Hitler, la guerre se serait terminée plus tôt pour la Grande-Bretagne (...) C'est exactement le propos de Thierry Wolton, qui révèle le fond de sa pensée lorsqu'il déclare dans l'avant-propos de son livre (page 12) : “Avec le recul, on mesure mieux à quel point les Français qui ont choisi Moscou pour combattre Berlin ont commis au mieux une tragique erreur politique, au pis une trahison”. »
Contre les tabous
Deux ouvrages, publiés cette année, permettent d'envisager plus sereinement l'étude de cette période douloureuse de la vie nationale : Vichy et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, Denis Peschanski et Henry Rousso, et les Années noires. Vivre sous l'Occupation, d'Henry Rousso. On lira également le magistral travail de Jean-Claude Pressac sur les crématoires d'Auschwitz (Éditions du CNRS), réalisé à partir de documents allemands.
Moscou. L'ouverture aux chercheurs des archives de la défunte URSS devrait permettre à terme de juger du bien-fondé de telles allégations. Certes, la restitution des documents, saisis par les Allemands, récupérés par les Soviétiques et transférés à Moscou, a été retardée par un différend qui oppose les Russes à la communauté internationale des archivistes, ceux-ci ne pouvant admettre que leurs collègues de la CEI tolèrent des ventes sauvages de documents qui disloquent les fonds à des fins spéculatives purement privées. Cependant, le dépouillement en cours des archives de la IIIe Internationale (50 millions de pages) a d'ores et déjà révélé les difficultés qu'ont éprouvées, en 1940, les dirigeants du PCF à aligner, d'ailleurs avec un temps de retard, leurs positions sur celles de leurs homologues soviétiques, parfois pour des raisons purement matérielles liées aux difficultés de transmission. Ainsi, à l'automne de 1939, après la signature du pacte germano-soviétique du 23 août, les communistes français mirent plusieurs semaines à admettre l'abandon du discours antifasciste ; de même, il fallut attendre le début de septembre 1940 pour que soient abandonnées les négociations entamées par les responsables communistes Robert Foissin et Maurice Tréand (sous l'autorité de Jacques Duclos) avec l'occupant allemand pour obtenir la reparution de l'Humanité et de Ce soir, alors que la directive du Komintern du 22 juin, confirmée le 5 août, interdisait toute tractation avec les Allemands, dont la victoire éclair en France remettait en cause le plan stalinien fondé sur une guerre longue. Et, par contrecoup, il faut abandonner la thèse du PCF selon laquelle les contacts noués avec les autorités allemandes étaient l'œuvre de quelques militants égarés.
Le dépouillement des archives de Moscou modifie les interprétations qu'on peut faire de l'attitude du PCF de 1939 à 1941. Ainsi, à propos de l'Appel du 10 juillet 1940, tract diffusé par le Parti et appelant à la résistance (alors que Jacques Duclos négociait avec l'occupant), Roger Martelli, chercheur à l'Institut de recherches marxistes (dépendant du PCF), déclare, dans Libération (22/6/93) : « Le catéchisme officiel avait commencé à être écorné, mais avec ces documents (trouvés à Moscou), le Parti ne pourra plus dire que c'est une surprise. Surtout que, depuis 1985, on assiste à un renfermement du discours officiel sur quelques mythes fondateurs pour mieux asseoir l'identité communiste (...) Le discours des politiques sur l'histoire est déconnecté du travail des chercheurs. »