Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Le problème marocain est que l'opposition, assez largement coupée de la population, ne fournit plus qu'un médiocre contrepoids au contrôle multiforme que le roi exerce sur l'ensemble de la société. Ce « despotisme éclairé » a certes favorisé une modernisation sensible des secteurs les mieux nantis de la société marocaine, mais la classe politique est désormais trop close pour offrir des médiations aux mécontentements sociaux. En ce sens, le roi a trop bien réussi.

Maroc

Aux élections locales d'octobre, les partis gouvernementaux emportent 17 000 sièges de conseillers, n'en laissant que 4 000 aux partis d'opposition du Bloc démocratique.

Maroc

Après les résultats du référendum du 4 septembre, un dirigeant du parti d'opposition UFSP déclare : « Les chiffres dépassant les 99,7 % sont courants dans les pays non démocratiques. »

Tunisie

Dans une certaine mesure et avec un système bien différent (la Tunisie est le plus pluraliste des quatre pays maghrébins malgré l'omniprésence du Parti socialiste destourien devenu Rassemblement constitutionnel démocratique), c'est aussi ce qui est arrivé au président Ben Ali. Le RCD occupant tout l'espace politique légal et les nombreux partis d'opposition « démocratique » étant surtout des partis d'élites, les mouvements islamistes, dont Ennahda et son influent porte-parole Rachid Ghannouchi, ont développé une action violente qui a à son tour favorisé une répression sévère ne frappant d'ailleurs pas qu'eux. La Ligue tunisienne des droits de l'homme proteste, avant d'être interdite jusqu'en septembre. De son côté, Amnesty International dénonce des « procès iniques », ce qui donne du crédit aux condamnations portées par Rachid Ghannouchi, qui, de Londres, annonce la constitution d'un front démocratique de l'opposition. En dépit d'un plan économique bien fabriqué, des différentes aides internationales et d'accords de coopération, la Tunisie ne peut non plus échapper aux hausses de prix parfois brutales de produits de première nécessité. Tout comme l'Algérie (dont elle a applaudi le coup de janvier 1992 qui mettait un terme à une dérive qui aurait emporté son gouvernement), elle a affaire à une opposition islamiste forte qui se nourrit du désenchantement national, du nationalisme et du code religieux et voit partout, de la Jordanie à la Palestine, de l'Iran au Tadjikistan et à l'Afghanistan, du Soudan à la Somalie, des raisons de se croire l'avenir du monde musulman.

Londres

La capitale anglaise est devenue la ville favorite des opposants libyens et tunisiens en exil.

Économie

Pour pallier la réduction des recettes pétrolières, la Tunisie a fortement poussé ses exportations au cours des années 80, tout en libéralisant son économie (prix, droits de douane). En 1991, son PIB a continué de progresser au rythme de 3,5 % mais avec une accélération de l'inflation qui est passée à 8,2 %, tout comme au Maroc, qui, par ailleurs, a bénéficié d'une croissance de 4,2 %.

Chrono. : 3/03, 8/06, 28/08, 4/09.

Basma Kodmani-Darwish Maghreb, les années de transition, Masson, 1991.
Annuaire de l'Afrique du Nord CNRS-IREMAM.

Jean Leca
Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris

Algérie : état d'urgence

Depuis 1989, l'Algérie ne finit pas d'être en transition. Cette année-là, le Front de libération nationale cesse d'être parti unique ; l'opposition islamiste, incarnée de façon prépondérante par le Front islamique de salut, acquiert une position dominante pour triompher au premier tour des élections législatives de décembre 1991. La cohabitation alors envisagée entre un président « laïque » et une Assemblée dont le programme (des plus vagues) conduirait à un contrôle social renforcé au nom de la loi religieuse et surtout à des élections présidentielles préludant à une vaste épuration des dirigeants politiques et militaires, n'est plus acceptable aux yeux des officiers et de leurs alliés civils. Ceux-ci forcent, le 11 janvier 1992, le président Chadli Ben Djedid à la démission et le remplacent jusqu'à la prochaine élection présidentielle, prévue en 1993, par un Haut Comité d'État de cinq membres présidé par Mohamed Boudiaf, l'un des derniers « chefs historiques » de la guerre de libération de 1954, rappelé pour la circonstance du Maroc où il s'était établi après avoir été exclu du pouvoir dès 1962 : cet exil garantit son intégrité morale au sein d'un État accusé par le FIS (et bien au-delà) d'être peuplé de « profiteurs », mais ne lui confère pas une influence considérable. Le ministre de la Défense. Khaled Nezzar, pèse autrement lourd au sein du HCE. Tous les partis de quelque importance, y compris le FLN et le Front des forces socialistes du dirigeant historique H. Ait Ahmed, influent en Kabylie, se désolidarisent de l'opération et demandent la reprise du processus électoral désormais ajourné sine die.

État d'urgence

Bien entendu, les choses tournent autrement : l'Assemblée sortante ayant été dissoute dès le 4 janvier, le HCE appelle les partis à une concertation pour créer un Conseil consultatif national de 60 membres (qui verra le jour en avril) et fait entrer au gouvernement quelques dissidents de partis d'opposition (dont un islamiste), mais la reprise du contrôle des mosquées pour « les rendre à leur fonction religieuse » engendre de nombreux troubles urbains en dépit des arrestations massives opérées parmi les « militants islamistes » (plus de 9 000). En février, l'état d'urgence est proclamé pour douze mois ; en mars, le FIS, dont nombre de dirigeants sont arrêtés et certains condamnés en juillet à de longues peines de prison, est dissous, ainsi qu'en avril les assemblées locales qu'il contrôle (pour faire bonne mesure, un certain nombre d'assemblées FLN et « indépendants » sont à leur tour dissoutes). Le 12 mars, un bilan officiel, fort modeste, des troubles fait état de 103 morts dont 31 parmi les forces de l'ordre et de 414 blessés dont 144 policiers et gendarmes. Après la multiplication des agressions dans tout le pays allant jusqu'à l'assassinat de fonctionnaires importants et à la constitution de maquis sous l'égide, selon les autorités, d'un « Mouvement islamique armé » formellement distinct du FIS mais « endoctriné » par lui, un quasi-état d'exception est établi en août et l'arsenal répressif renforcé en septembre.

Rumeurs

Les troubles sont depuis devenus endémiques, et l'Algérie a appris à s'en accommoder (plutôt mal), tout comme elle a appris à supporter les bruits de complots et de purges qui occupent l'élite politique, plus ou moins diffusés par certains organes d'une presse à la fois libre, contrôlée et parfois « inspirée ». L'Iran, dont l'Algérie a cessé de représenter les intérêts près des États-Unis, est couramment soupçonné, ainsi que le Soudan, de soutenir les mouvements islamistes. Inversement, la Libye, où le colonel Kadhafi est lui-même aux prises avec une opposition islamiste, manifeste dès janvier son soutien au gouvernement algérien, et le Maroc fait, à la fin de mai, le geste de bonne volonté de publier la ratification, vingt ans après, du traité de règlement frontalier de 1972. Bien que la France soit accusée régulièrement de complaisance envers le FIS du fait que son gouvernement a exprimé des « scrupules démocratiques » (pourtant partagés par la plupart des partis algériens ainsi que par les associations de défense des droits de l'homme), elle conserve des relations étroites, sinon chaleureuses, avec un pays dont plusieurs millions de ressortissants vivent sur son territoire et dont la stabilité demeure sa préoccupation primordiale.

Mystères

Les raisons de l'assassinat, le 29 juin par des membres du service d'ordre, de Mohamed Boudiaf, président du HCE, n'ont pas à ce jour été éclaircies. Est-on en présence d'un « commando religieux » du type de celui qui assassina Anouar el-Sadate en Égypte, ou d'une opération intérieure contre un homme soupçonné de s'intéresser de trop près à la corruption étatique ou de vouloir créer un instrument partisan autonome (le Rassemblement national patriotique, annoncé en avril et qui a survécu à la mort de son fondateur) ou, enfin, d'une combinaison des deux, analogue au coup manqué contre le roi du Maroc en 1971 ?