C'est pour répondre à ce nouveau besoin que la pièce maîtresse de l'équipement de l'Atalante est l'EM 12, prototype – actuellement le plus efficace et le plus précis du monde – des analyseurs de fonds de demain. Une double source (émettrice et réceptrice) projette latéralement et simultanément deux faisceaux acoustiques larges (de 80° d'ouverture chacun, dont 10° en commun, soit un angle total de 150°) qui balaient en éventail une bande de terrain large de 20°, disposée perpendiculairement à la route du navire.
Une double imagerie
Pour la prospection, un tel équipement ouvre une ère d'autant plus prometteuse qu'au capteur de profondeur est associé un lecteur de réflectivité acoustique : le premier donne une imagerie-contour du fond (carte en courbes d'égale profondeur), tandis que le second enregistre l'imagerie-sonar, c'est-à-dire l'intensité de l'écho renvoyé par le sol. Les fluctuations de l'énergie de retour varient en effet selon le coefficient de réflexion (nature du fond et des sédiments) et l'angle d'incidence (la pente du sol) de l'onde sur la surface balayée (dite « insonifiée »). Des tables traçantes et des écrans de visualisation permettent de suivre en léger différé la réception de la double imagerie.
La supériorité de l'EM 12 par rapport à l'ancien « rayon marin » tient aussi à ses spectaculaires performances « surfaciques ». Le Seabeam bornait ses ambitions à la lecture d'un couloir large comme les trois quarts de la hauteur d'eau. Le nouveau sondeur multifaisceaux peut examiner une largeur égale – en théorie – à sept fois la profondeur (trois à quatre fois dans la pratique). Par des fonds de l'ordre de 2 000 m, une largeur minimale de 6 à 8 km est balayée, la superficie cartographiée étant six fois plus grande qu'avec le Seabeam. Plus concrètement, 4 000 km2 de pente continentale sont levés par jour, le double sur le fond des grands bassins, soit une surface presque équivalente à celle de deux départements français. Le rendement de l'EM 12 et plus généralement de l'Atalante fait du nouveau navire une station flottante doublée d'un centre de calcul et de traitement de l'information, et de l'image. Un tel bâtiment est un outil de choix pour aborder les grands programmes internationaux.
Des questions préoccupantes
À une décennie du nouveau millénaire, la présente génération de l'efficience informaticienne dispose d'ores et déjà de flottes et d'engins (tant abyssaux que spaciaux) propres à maximaliser l'acquisition des données et l'étendue des volumes explorés. L'océanographie change d'échelle et de stratégie à l'heure où les problèmes posés par l'évolution ou même par l'altération de l'environnement « global » – c'est-à-dire planétaire – deviennent de plus en plus aigus.
On sait la tournure alarmiste prise, dans certains rapports, par le débat scientifique relatif au réchauffement de l'atmosphère (que l'on estime à plus de 0,5 °C depuis un siècle), et à l'accumulation des gaz dits « à effet de serre » (CO2, méthane, CFC, etc.), sans oublier l'élévation consécutive, et irréversible pour certains, de la surface océanique par « dilatation thermique » et par retour à la mer de la glace stockée dans les calottes polaires. Si des experts n'ont pas écarté la possibilité d'une transgression de 5 à 6 m durant les prochains siècles, des estimations récentes réduisent heureusement la menace à 0,5/0,9 m pour la fin du xxie siècle.
Des questions préoccupantes sont désormais à résoudre par l'océanographie : l'océan, dans sa masse, pourra-t-il absorber les excédents croissants de chaleur et de CO2 ? (Trois milliards de tonnes d'oxyde carbonique sont mis annuellement sur le « marché » planétaire par les industries et par les villes.) Par endroits, les eaux froides profondes paraissent manifester déjà un certain tiédissement (entre 1954 et 1990, l'eau profonde de la Méditerranée s'est élevée de 0,12 °C). La respiration des êtres vivants et la précipitation des carbonates, tant néritiques que profonds, peuvent-elles être des « puits » de CO2 ? Dans l'affirmative, l'océan pourra-t-il être longtemps, et sans risques, l'épurateur de notre atmosphère, le remède à l'effet de serre ? Pour répondre à d'aussi graves questions, il manque encore un certain nombre d'analyses fines et de longue durée à effectuer dans l'ensemble des mers du globe.
Jean-René Vanney
Jean-René Vanney est professeur à l'université de Paris-IV (Paris-Sorbonne), où il enseigne la géographie de l'océan.