La société civile

L'élection présidentielle de 1988 a révélé une profonde mutation dans les rapports entre l'État et les citoyens. L'ouverture gouvernementale en direction de personnalités non politiques est l'un des aspects les plus significatifs de cette évolution.

Ce n'est jamais par hasard qu'un terme ou une expression s'impose à un moment donné, devient « incontournable ». L'« alternance », la « restructuration », la « cohabitation » ont, chacune à son tour, qualifié des changements récents et profonds qui ont affecté la société française. Un concept nouveau ne prend tout son sens que lorsqu'il est exprimé par un néologisme. Il est alors « daté », intégré à l'histoire immédiate et mieux compris de ceux qui en sont les acteurs ou les témoins.

L'expression « société civile » est significative d'une transformation des mentalités collectives et des rapports entre le politique et le social. Elle fait apparaître le poids croissant de l'opinion publique dans le fonctionnement de l'État. Elle marque aussi un transfert partiel de la représentativité nationale des élus vers les médias. Elle pose, enfin, des questions de fond sur le fonctionnement actuel de la démocratie et sur son avenir.

L'histoire retiendra que c'est en 1988 que les politiciens et les médias ont découvert, ou plutôt redécouvert, l'existence de la « société civile », qui est avant tout celle des électeurs. Pendant toute la durée de la campagne présidentielle, celle-ci fut naturellement l'objet de toutes les attentions, sous des formes différentes et avec une habileté plus ou moins grande selon les candidats. Dans leurs discours, les « problèmes de société » prenaient une place centrale, occultant les questions de pure politique. Comme si, précisément, il était devenu impur de parler politique...

Mais c'est après l'élection que cette notion prenait toute son importance. Michel Rocard symbolisait sa volonté d'ouverture (et répondait à celle des électeurs) en faisant entrer dans son gouvernement des représentants de ladite société civile : Alain Decaux, Michel Gillibert, Bernard Kouchner, Léon Schwarzenberg et quelques autres franchissaient avec fracas la frontière qui séparait traditionnellement l'État et la nation... L'expression faisait la « une » des médias.

Le corps électoral et ses paradoxes

L'élection présidentielle aura été chargée de paradoxes. Ainsi, une société que tous les sondages, toutes les études montraient majoritairement « à droite » réélisait confortablement un président de gauche. De même, les jeunes étaient plus nombreux à préférer le candidat le plus âgé, se reconnaissant même dans la « génération Mitterrand », tandis que les électeurs âgés donnaient la préférence à un candidat plus jeune et plus fougueux.

Un autre sujet d'étonnement, au moins pour les observateurs étrangers et tous ceux qui considèrent la situation de la France dans un cadre international, fut la préférence donnée par les Français à un discours prônant le confort (qui fut plutôt celui de la gauche) par rapport à un discours de droite exaltant plutôt l'effort. La réalité palpable du chômage, la position moins bien assurée de la France dans le monde, tant sur le plan économique que politique ou culturel, les échéances européennes auraient pu déclencher des réflexes inverses, comme ce fut le cas dans d'autres pays (le Japon, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne) depuis le milieu des années 70.

Ces paradoxes apparents nous révèlent quelques-unes des évolutions récentes de la société française, tant civile que politique. La première est que les valeurs actuellement majoritaires dans le pays sont essentiellement défensives, matérialistes et individualistes. La sécurité, le confort, l'argent, la consommation, le plaisir immédiat constituent des motivations croissantes. Le foyer devient une bulle socialement stérile, un cocon protecteur vis-à-vis des risques extérieurs. La présence des « autres » (immigrés, collègues de travail, pays concurrents...) constitue une menace que l'on s'efforce d'écarter, d'ignorer, de chasser en tout cas de ses préoccupations quotidiennes.