Le poids de la France
Alain Duhamel
Il s'est passé quelque chose d'inédit sous le septennat de François Mitterrand : le large consensus qui existait depuis trois ans à propos de la politique étrangère s'est fissuré sinon rompu. Jusqu'alors, les polémiques furieuses qui rythment rituellement les rapports entre la gauche et la droite dans notre douce France s'arrêtaient aux frontières de l'Hexagone. La politique étrangère du chef de l'État soulevait relativement peu de passion de la part de l'opposition, qui y retrouvait largement celle qu'elle-même menait lorsqu'elle était au pouvoir. Depuis au moins deux ans, l'idée reçue était que la politique extérieure de la Ve République avait peu varié sur l'essentiel, une fois le noviciat socialiste achevé.
Cette année, il en a été autrement, et le chef de l'État a dû, le 16 décembre, aller lui-même une heure à la télévision afin de tenter de reconquérir l'opinion sur ce terrain précis. La politique africaine du président et ses voyages au Moyen-Orient avaient déclenché, en effet, de grosses controverses, qui mettaient en cause l'inspiration et la conduite de la stratégie élyséenne. François Mitterrand se devait de répliquer à ces accusations-là.
En fait, la France socialiste s'était montrée, depuis le début de l'année, une alliée toujours aussi loyale au sein du camp occidental, un partenaire de la Communauté européenne toujours aussi convaincu. Les relations entre Paris et Washington demeuraient excellentes, malgré les divergences à propos de l'Amérique centrale ou les conflits d'intérêt à propos du dollar. François Mitterrand s'était avéré un président en exercice de la Communauté européenne (du 1er janvier au 1er juillet) entreprenant et, au bout du compte, efficace puisque l'essentiel des blocages (contribution budgétaire britannique, élargissement de la CEE à l'Espagne et au Portugal) avait pu être surmonté. Point de doute sur les choix de François Mitterrand sur ces deux sujets-là.
Il n'en est pas allé de même pour ce qui concerne le Tchad et le Moyen-Orient. Le retrait de la force Manta d'intervention, alors que les Libyens qui avaient feint de s'en aller revenaient promptement s'installer dans le nord du Tchad, donnait le sentiment que la France avait été jouée. La rencontre de François Mitterrand avec le colonel Kadhafi en Crète, au moment même où la France retirait ses hommes, fut présentée par l'opposition comme la preuve de ce que le chef de l'État s'était fait abuser.
Le voyage officiel en Syrie auprès du président Assad fut lui-même mal accueilli et la visite à Paris dans un climat cordial du Premier ministre israélien Shimon Pérès ne l'équilibrait point. Le ministre des Relations extérieures alors en fonctions, Claude Cheysson, se mit à plusieurs reprises en situation d'être contredit par les faits. L'opinion comprenait que les soldats français avaient quitté le territoire tchadien et que les soldats libyens y restaient implantés, cependant que les contacts avec les chefs de file du camp progressiste arabe paraissaient ambigus.
L'intervention télévisée permit de dissiper le sentiment d'indécision et de flottement. Elle ne put empêcher un point fort de l'image présidentielle de demeurer terni. Comme cela se produit souvent à propos de politique étrangère, les déficiences de la communication altèrent, peut-être plus qu'il ne serait équitable, le jugement global.
À l'Élysée, ce n'est donc qu'un cri : la politique extérieure de la France est présentée de façon beaucoup plus positive (donc beaucoup plus honnête...) par les étrangers que par les hexagonaux eux-mêmes. Ce réflexe, habituel chez les détenteurs du pouvoir, prête à sourire, et ces formulations n'échappent pas toujours à la naïveté.
La vérité n'est pourtant pas si éloignée : l'image de la politique extérieure de la France apparaît effectivement meilleure chez les étrangers que chez les Français. Aux États-Unis, on apprécie hautement l'engagement atlantiste d'un chef d'État socialiste. On admet volontiers que, malgré des frictions bien naturelles, Paris reste l'un des alliés les plus robustes.