L'unanimité devrait pourtant se faire sur un point : les écrivains femmes de langue anglaise et la littérature allemande d'hier et d'aujourd'hui font figure de superpuissances au regard de publications sinon moins importantes, du moins plus singulières et dispersées.
Valeurs
La parution d'un recueil de nouvelles de Borges, Le livre de sable, ou de Julio Cortazar, Façons de perdre, ou de Moravia, Desideria ou d'Anthony Burgess (auteur de L'orange mécanique), La pluie sur Rome, de deux romans de Vladimir Nabokov, Brisure à Senestre et La transparence des choses, ou la traduction du Grand hiver d'Ismaïl Kadaré, précieuse introduction à l'Albanie contemporaine, sont certes dignes d'attention, mais ne constituent ni une surprise ni une révélation.
Il en va sans doute différemment d'Isaac Bashevis Singer dont les livres, pourtant traduits depuis plusieurs années, n'ont guère jusqu'à présent retenu l'attention. Le prix Nobel peut contribuer à donner à cet écrivain américain de langue yiddish une large audience, surtout auprès de ceux qui, rebutés par les recherches formelles de l'avant-garde, y découvriront toutes les vertus traditionnelles du conteur. Le domaine, La famille Moskat, Le magicien de Lublin, Spinoza de la rue du marché, pour ne citer que quelques titres, sont des récits riches en péripéties, en tableaux colorés de la vie quotidienne en Europe centrale au début du siècle, en personnages pittoresques.
Tout l'œuvre de Singer se place sous le signe de l'attachement à la tradition. Attachement sensible dans son refus des innovations introduites dans la forme littéraire par Kafka ou Joyce, mais aussi dans le choix privilégié du thème du décalage, source de conflits et de désarrois, entre les exigences culturelles et religieuses de la tradition juive et l'adaptation nécessaire de la communauté aux transformations du monde dans lequel elle s'insère. Des romans d'actualité donc, en dépit de leur forme un peu désuète.
Excentrique
L'intérêt pour les écrits des dissidents faiblit : Vladimir Boukovski (Et le vent reprend ses tours) rencontre moins d'échos et d'attention que, en son temps, Soljenitsyne. Il est vrai que les réserves d'indignation, si justifiée soit-elle, ne sont pas inépuisables.
Les éditeurs ont mis à profit cette lassitude pour rééditer quelques classiques russes introuvables depuis des lustres. On peut ainsi lire et (ou) relire l'un des plus grands représentants du « formalisme russe » des années trente : Iouri Tynianov. La mort du Vazir Moukhtar, roman historique dans tous les sens du terme, met en scène les tribulations, entre Moscou et Téhéran, d'un personnage qui n'est rien moins que fictif puisqu'il s'agit d'Alexandre Griboiedov, diplomate et auteur dramatique, seconde figure du romantisme russe à côté de Pouchkine. Le roman de Tynianov est un exemple (on pourrait aussi citer Petersbourg de Biély) de cette littérature russe, excentrique par la place qu'elle occupe, l'étrangeté de ses héros, ses hardiesses d'écriture et de découpage et dont le principal personnage est le langage. Surtout soucieuse d'organiser un univers de mots, elle se tient à l'écart du courant littéraire qui privilégie l'exposé de thèse ou la fiction signifiante.
On rangera dans cette dernière catégorie, non dépourvue de qualités, La maison du quai de Iouri Trifonov, description de l'itinéraire de lâchetés, de compromissions, de reniements d'un Rastignac soviétique vers cette maison du quai, habitation des privilégiés et monument symbolique du pouvoir d'une bureaucratie corrompue.
Allemagne
Il semble que l'idéologie occidentale de la dissidence ait souvent été un obstacle à la découverte d'œuvres n'obéissant pas à certains critères politiques préétablis. L'écrivain tchèque en exil Milan Kundera (Le livre du rire et de l'oubli) a souligné que la lutte contre la censure, contre les dogmes officiels en matière d'art, contre les contraintes et les mises au pas ne signifiait pas le renoncement à écrire des romans ou des poèmes, même si leurs implications politiques et sociales ne sont pas immédiates et évidentes. Or, la qualité d'un écrivain dissident est souvent appréciée uniquement en fonction de la radicalité de son réalisme antisocialiste, de la vigueur de sa critique ou du degré de courage manifesté. Inversement, les écrivains occidentaux se réservent le domaine, de leur propre aveu plus fécond, des recherches formelles et de l'expérimentation littéraire.