Le centre Beaubourg est fonctionnel dans la mesure où ses créateurs se sont scrupuleusement conformés aux contraintes qui leur étaient imposées : on a même pu dire que le véritable architecte était l'ingénieur-programmateur qui prépara le cahier des charges du concours. Beaubourg relève non d'une architecture monumentale mais d'une architecture instrumentale. Beaubourg a été réalisé comme un bâtiment utilitaire et collectif, comme un objet industriel (qui connaît les noms de ses architectes ?). Pour répondre aux contraintes matérielles, les concepteurs ont employé la technique de construction des ponts.

Or Beaubourg est un pont vers la culture, mais pas au sens rigide et linéaire traditionnel : Beaubourg ouvre une série de pistes, un réseau de voies entre des modes illimités d'appréhension et d'expression du monde (du dessin d'une cafetière à l'intervention de l'ordinateur dans une conception musicale). Si fonctionnalisme il y a, c'est un fonctionnalisme fluide, à l'image des gigantesques colonnes portantes parcourues par un incessant courant d'eau.

D'autre part, l'aspect exhibitionniste, quasi parodique, de ce fonctionnalisme incite immédiatement à la distance, au recul, à l'humour : dimension capitale de l'art contemporain.

Beaubourg a coûté un peu moins que 3 Concorde : est-ce vraiment payer trop cher un outil dont les performances (durée et audience) sont sans aucune commune mesure avec celles du supersonique ? En outre, la construction du bâtiment a été réalisée sur des fonds extérieurs aux crédits affectés aux Affaires culturelles, et Beaubourg réunit des organismes (musée national d'Art moderne, Centre de création industrielle et Bibliothèque publique d'information) qui, de toute façon, existaient (donc consommaient des crédits de fonctionnement) indépendamment de leur réunion dans un même espace (les Français ont partagé cet oubli avec un secrétaire d'État responsable).

Fréquentation

Ces données rectifiées, à quoi sert réellement Beaubourg ? On a voulu en faire un instrument d'information et de participation à l'art contemporain, selon un double mot d'ordre : conservation et animation.

Or ces 1 00 000 m2 de culture, ces plateaux d'exposition de 7 500 m2 (deux fois un terrain de football), ont reçu, en quatre mois, plus de 2 350 000 visiteurs. À titre de comparaison, les 34 musées nationaux réunis ont accueilli, pour toute l'année 1975, 5 184 000 personnes. C'est dire que Beaubourg n'est pas un musée d'une espèce particulière, c'est un phénomène du genre tour Eiffel et château de Versailles. Et qui va poser le même type de problèmes. Ainsi, Versailles qui reçoit environ 1 800 000 visiteurs par an s'use et se dégrade sous le poids même de son succès : 5 000 visiteurs par jour en moyenne.

Que penser de Beaubourg qui atteint, dans le même temps, les 25 000 ? Doit-on lui prédire un avenir autophagique ? Destruction du bâtiment sous le piétinement humain, mais aussi dilution de sa fonction dans le parcours grégaire de foules distraites ? Beaubourg ajouterait alors à la confusion des expositions records de ces dernières années (on est allé voir Tout Ankh Amon parce que c'est un trésor, Vermeer parce que c'est le cm2 d'espace le plus cher du monde, Van Gogh parce que c'est tout l'attirail légendaire de l'artiste maudit qui fait les collectionneurs heureux).

Mais Beaubourg a une chance que traduisent bien involontairement ses voisins peu convaincus : « Ce n'est pas fini... » Cette raffinerie dont on semble avoir oublié de retirer les échafaudages est en effet un outil, dont l'usage est sans cesse à réinventer. Malraux, après Spengler, déplorait que notre civilisation n'ait su créer ni un temple, ni un tombeau. Quel merveilleux éloge : elle crée des instruments de lucidité et de vie ! Ce n'est pas un hasard si Beaubourg s'est ouvert sous le double signe du refus de la sacralisation de l'art (l'exposition Marcel Duchamp) et de l'ouverture d'un atelier de création pour enfants.

Le musée n'est plus un lieu sacré où l'on se fige en contemplation, c'est une aérogare où l'on dessine et décide son propre itinéraire. On peut donc prévoir à la fois un contact jamais encore réalisé entre un public de masse et l'univers des créateurs, et une réaction de la part des initiés (les quelque 5 000 amateurs qui achètent l'art contemporain), déjà perceptible (malgré les cotes officielles) vers un art moins réaliste et plus intérieur.