Arts

La naissance de Beaubourg

Bien avant que le dernier élément de ce grand jeu de construction bariolé ait été dûment vissé et boulonné, la création du Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou avait suscité une abondante littérature, tant satirique qu'apologétique. « Énorme figure de la déesse Raison » ou incarnation des fantasmes d'un prince monomane, silo à voiture ou Samaritaine culturelle, l'ouvrage s'est édifié, selon l'expression d'un de ses responsables, dans un climat shakespearien, au milieu d'une rumeur d'énigme, d'intrigue et d'argent.

Points d'accord

Il était cependant remarquable que partisans et détracteurs s'accordaient sur quatre points, tenus d'ailleurs aujourd'hui pour vérités d'évidence :
– le centre Beaubourg est la dernière, et la plus grandiose, des Maisons de la culture — et l'on ne manque pas de rappeler que, dans le domaine animal ou végétal, le gigantisme marque souvent la phase ultime du développement d'une espèce, à la fois cause et symptôme de sa disparition.
– l'architecture du bâtiment est volontairement provocatrice et témoigne soit d'un défi élitaire soit d'une pédagogie de choc à l'égard du public parisien ;
– cette architecture élémentaire, voire rudimentaire, trahit le parti pris de ses concepteurs : un fonctionnalisme auquel tout a été sacrifié ;
– cette réalisation ambitieuse a déséquilibré le budget des Affaires culturelles et aggravé la centralisation artistique parisienne au détriment de la province.

Pluridisciplinaire

Cette rare unanimité ne présente qu'un inconvénient : les quatre idées si bien reçues qui la fondent sont rigoureusement fausses. En effet : les Maisons de la culture sont nées de la reconnaissance par l'État d'une carence culturelle de la province ressentie collectivement : pour des raisons de conjoncture, l'objectif essentiel assigné aux Maisons de la culture a été de pallier ce manque dans le domaine du théâtre, et leur direction a été assumée par des directeurs de troupe, ce qui a centré leur activité sur une forme de création traditionnelle, aux dépens de deux modes d'expression majeurs : le livre (les Maisons de la culture ne comportaient pas de bibliothèques, faute d'un accord entre les ministères de l'Éducation nationale et des Affaires culturelles) et les arts plastiques (peinture, sculpture). D'autre part, la philosophie des Maisons de la culture repose sur l'idée que la culture est un bien délimité et stockable qu'il suffit de distribuer.

Beaubourg a été créé à l'initiative, sinon d'un seul, du moins d'une équipe restreinte, qui ne se résignait pas à la superbe ignorance des Français pour l'art de leur temps, et singulièrement de la peinture : en ce sens Beaubourg matérialise les projets de Le Corbusier (musée alvéolaire à croissance illimitée), de Maurice Besset (« musée du XXe siècle » unissant art et technique), de Gaétan Picon (fondation consacrée à l'art moderne et accompagnée d'un centre de recherche), projets qui s'étaient toujours heurtés à l'indifférence générale.

Issu d'une prise de conscience des modes actuels d'expression du monde d'aujourd'hui dans sa globalité et ses multiples connexions, Beaubourg est donc fondamentalement pluridisciplinaire (il rassemble la Bibliothèque publique d'information, le musée national d'Art moderne, l'Institut de recherche et de création acoustique, musique) et fondamentalement critique (il n'impose pas un prêt-à-porter culturel, il montre la culture en train de se faire, dans ses fulgurances et ses errances) : en ce sens, Beaubourg est exactement l'inverse d'une Maison de la culture.

De plus, les Maisons de la culture ont été implantées dans des populations dont les composantes sociologiques étaient assez facilement cernables, alors que Beaubourg s'adresse à deux publics particulièrement aléatoires et complexes : Paris et l'étranger.

Fonctionnel

Le projet des deux jeunes architectes, italien (R. Piano) et anglais (R. Rogers), choisi par un jury international (8 voix sur 9) parmi 681 concurrents, était d'une sobriété remarquable : un parallélépipède de verre, totalement transparent. L'édifice réalisé est un chef-d'œuvre d'architecture administrative : la commission de sécurité a imposé le remplacement de 50 % des parois de verre par des panneaux métalliques coupe-feu et le rejet à l'extérieur des viscères du bâtiment. Les architectes se sont contentés de faire de nécessité vertu : ils ont traité plastiquement les tubulures qu'ils ne pouvaient plus masquer. La morale de l'histoire est que toute opération technique ou monumentale ne peut déclencher qu'une seule idée dans l'intellect administratif : la prévision de la catastrophe.