Nous avons considéré surtout les rapports difficiles du roman avec la société contemporaine. Ses problèmes purement esthétiques sont également embarrassés. À peu près tous les romans auxquels nous avons fait allusion, et on pourrait dire presque tous les romans qu'on a lus, relèvent de l'esthétique traditionnelle : ils reprennent sans beaucoup le modifier le vieux moule balzacien ou flaubertien.
Plus nettement encore, la suprême récompense des romanciers français, le prix Goncourt, a été attribuée à L'épervier de Maheux, de Jean Carrière, œuvre ultra-conventionnelle dans le fond comme dans la forme. C'est le roman campagnard, le roman régional des Cévennes, le roman de la nature, et on a parlé de la succession de Jean Giono dont l'auteur a été l'ami. Mais il écrit justement comme Giono n'écrivait pas, avec une abondance et une richesse que l'on peut trouver classiques, mais qui sont davantage scolaires. Nous remontons bien avant Giono, ou Pagnol, ou Alphonse Daudet.
Hygiène
En face, au contraire, le nouveau roman s'étiole, bien que quelques-uns de ses auteurs continuent à publier de rares livres selon les recettes de l'école, beaucoup plus gênantes que les recettes anciennes, parce qu'elles donnent beaucoup plus vite le sentiment du déjà lu. Michel Butor continue à jouer tout seul, et son Intervalle, un do it yourself novel dit-il lui-même, est une curieuse mais sans doute futile mécanique. Le cœur n'y est plus, semble-t-il, et les jeunes romanciers se mettent rarement de ce côté ; le nouveau roman n'a pas été inutile, parce qu'il a enseigné une hygiène de la narration au roman qui avait tendance à s'enfler ; mais ce n'était qu'une hygiène et non une esthétique, ou encore moins une philosophie.
La linguistique non plus n'est pas une philosophie ; elle n'apportera rien à ceux qui n'ont rien à dire, et il n'en sortira guère qu'une littérature de transition de grands rhétoriqueurs. Ainsi paraît-il de ce côté des œuvres mortes, prêtes pour les autopsies de la nouvelle critique ou les dissections de la science de la littérature dans les séminaires américains. L'accélération de l'histoire, en littérature, c'est peut-être la rapidité avec laquelle les formes neuves constituent désormais une scolastique morte.
Il manque sans doute au roman, comme à d'autres activités intellectuelles, un cadre de pensée, une armature, un sentiment plus net et plus rigoureux de la hiérarchie des qualités. On a eu l'air de faire ici le procès de notre roman, mais on sait bien que dans ce domaine il suffirait d'une étincelle. Et on a fait en réalité le procès de notre critique, ou plutôt de notre absence d'esprit critique.
HEINRICH BÖLL s'est vu décerner le prix Nobel de littérature par l'Académie suédoise, le jeudi 19 octobre 1972. Aucun écrivain allemand depuis Thomas Mann, en 1929, n'avait reçu cette haute récompense. En 1946, avec Hermann Hesse, réfugié en Suisse, l'Académie avait voulu honorer un des représentants de la littérature allemande opposés à l'Allemagne nazie. En consacrant Heinrich Böll, le jury Nobel réhabilite l'Allemagne dans le domaine littéraire, comme il l'avait fait en 1971, en politique, avec le chancelier Willy Brandt (Journal de l'année 1971-72).
Poésie
Si les plaquettes continuent de recouvrir nos tables, nos meubles d'une marée assez inutile, décevante, et en tout cas bavarde, prouvant la vitalité des apprentis impatients et des mercantis du compte d'auteur, les librairies n'ont pas été encombrées cette année par les livres de poésie.
La moisson, peu nombreuse, compte un petit recueil, ou plutôt un long poème d'André Frénaud, La sorcière de Rome, parcours de la parole à travers le dédale fellinien de la vieille capitale toute frémissante : « la suffocation éblouie, les grandes lanières du désir, le lent supplice de la vie » – la Louve nourricière. Dans Peut-être une demeure, Georges-Emmanuel Clancier rassemble des poèmes proches de ses précédents recueils et de courts élans (en prose parfois) dont le titre, Souffle second, en appelle, ce qui est rare, à une raisonnable soif de vivre : « Deux fois, dix fois, mille fois né jusqu'à la mort. »
Successeurs
L'œuvre de Frénaud, celle de Clancier ont maintenant une géographie familière. D'une génération nouvelle qui se bat depuis moins d'une quinzaine d'années avec La peau et les mots, pour prendre au vol le titre de Bernard Noël, quelques livres nous apportent les interrogations.