Entre l'hésitation et la fermeté
La société française a sans doute davantage changé en cinq ans qu'au cours du demi-siècle précédent. Et la cadence de son évolution, le rythme de sa transformation, l'ampleur des bouleversements qu'elle connaît, loin de faiblir, paraissent bien au contraire s'accélérer et s'accentuer encore.
Certes la France n'est pas la seule, loin de là, à connaître une mutation rapide et profonde. Mais la tradition, chez elle, a de si longues racines, les habitudes sont si solidement ancrées dans le tempérament national, le poids du passé est si lourd que les révolutions psychologiques sont, chez nous, plus déchirantes et difficiles que les progrès techniques, les adaptations économiques et même les révisions politiques. Après avoir pris, tard mais très vite, le visage d'une nation moderne, entamé l'aménagement de son territoire, le renouvellement de son habitat, le développement de son industrie et de son agriculture, voici que la France s'interroge sur elle-même, remet en question dans des domaines essentiels sa vision d'elle, des autres, de la vie et – osons le mot – du bonheur.
C'est la grande leçon de cette année 1972-73. Une prise de conscience s'est opérée, non plus au niveau des spécialistes de la prévision ou des analystes de la situation, mais de l'opinion, de l'homme de la rue, de ce mythique et omniprésent personnage qu'on nomme le Français moyen. D'un seul coup, en quelques mois, comme si des digues avaient sauté quelque part dans l'inconscient collectif de ce peuple, une foule de notions hier encore ignorées, d'interrogations impensables la veille, de désirs et de refus jusque-là masqués, ont soudain déferlé et envahi le débat, l'actualité, les esprits. Il ne s'agissait pas, sauf exceptions, de questions nouvelles et inattendues, mais souvent au contraire de vieux problèmes avec lesquels on avait pris l'habitude de vivre et dont on ne parlait pas, par pudeur, indifférence, lassitude.
Bonheur
Des exemples ? En voici, on y reviendra : pour ce qui concerne les individus, la sexualité, l'avortement, la peine de mort, la drogue, la psychiatrie, l'objection de conscience, plus simplement l'écrasement de l'homme, dans l'anonymat, par les règlements et les contraintes. Pour ce qui a trait aux structures et à l'organisation de la société : les systèmes judiciaire et pénitentiaire, la régionalisation ou plutôt son inexistence, l'environnement, la pollution, la vie verte. Et encore, en matière d'action du pouvoir et de bien commun : la croissance zéro, les ventes d'armes, les explosions atomiques et les centrales nucléaires, le sort des travailleurs immigrés, le service militaire, sans parler de tout le bouillonnement scolaire et universitaire. On pourrait allonger presque indéfiniment la liste, évoquer par exemple le grand remue-ménage qui secoue les Églises, le chambardement des mœurs, le trouble des consciences. Autant de préoccupations qui n'étaient pas ou n'étaient guère présentes, de mots qu'on ne prononçait qu'à voix basse ou qu'on taisait, de questions qui ne se posaient pas et qui ont surgi tout à coup, sont devenues même, pour certaines d'entre elles, obsédantes.
La vie politique, à la fois sismographe et catalyseur des émotions nationales, a enregistré à sa manière cette évolution.
La vie politique a d'abord contribué, par son déroulement même, à coaguler bon nombre de ces volontés de changements, jusque-là éparses. C'est en effet la perspective des élections législatives de mars 1973 – élections qu'il fut un moment envisagé d'avancer à l'été, puis à l'automne 1972 – qui conduisit les partis et les leaders à mieux s'enquérir très tôt des aspirations et des réflexions du pays afin d'ajuster leur tactique, de fixer le ton de leur propagande et d'élaborer leur programme. Après avoir ainsi aidé à dégager les vrais soucis des Français, les formations en présence s'efforcèrent tout naturellement de les exprimer.
C'est ainsi qu'on vit, non sans quelque étonnement, l'opposition proposer et promettre de « changer la vie » – c'était le titre du programme commun de la gauche –, la majorité s'engager, pour construire « la nouvelle société » dont elle avait fait son slogan, à « améliorer la qualité de la vie », le centre chercher « le sens de la vie ». On n'avait jamais vu, en France, les projets politiques et électoraux assigner tous à l'ambition nationale un seul et même objectif – chacun envisageant de l'atteindre, naturellement, par ses voies propres.