Dossier Mai 1968
Les événements de mai et juin
Les événements de mai et juin ont ébranlé la vie nationale. Ils ont surpris par leur soudaineté et inquiété par leur ampleur. Désormais, les préoccupations, les problèmes essentiels auxquels le pays doit faire face se trouvent, semble-t-il, dans leur sillage. Ce dossier des événements tente de dégager les lignes de force d'une période devenue, à l'évidence, un point de repère de notre histoire.
Jeudi 2 mai
Dans son terroir, on dit de Georges Pompidou qu'il a « bonne tête et ne manque pas de chapeaux ». Il sait manœuvrer, habile à cacher sa pensée. Il sourit donc, le 2 mai, à Orly, quand il s'engouffre dans sa Caravelle, sur les talons de sa femme en tailleur bleu. Il part pour l'Iran. Commis-voyageur exceptionnel de l'affaire France, il ira ensuite en Afghanistan.
Pour le pays, ce voyage a des allures de vacances. Le Premier ministre n'a pas dû laisser beaucoup de dossiers en souffrance ; Louis Joxe n'assurera qu'un intérim de routine. Signe de quiétude, les journaux s'intéressent à l'invasion des termites qui grignotent la capitale : 150 immeubles infestés dans le XIIIe, le XVIe, le XVIIe ; on en compte 29 dans le Ve, aux abords de la Sorbonne. Tandis que G. Pompidou vole vers Mehrabad, porte aérienne de Téhéran, des nuées s'accumulent pourtant sur Paris. Elles ne viennent pas de loin, de la banlieue ouest. Mais elles pèseront tant que l'Université s'écroulera, minée elle aussi par d'autres termites. Une espèce drue, qui résistera au chloroacétéphénone des grenades à gaz.
Regard d'azur, déroutant de maturité et de roublardise à vingt-trois ans, Daniel Cohn-Bendit entre en scène, en effet, ce jeudi-là. Ses intimes l'appellent Dany-Minium, à cause de ses cheveux roux. Né à Montauban d'un mariage franco-allemand, il étudie la sociologie. À Nanterre. Dans cette faculté satellite de la Sorbonne, aux plâtres frais, la plus moderne d'Europe, que le doyen Pierre Grappin dirige avec libéralisme, parce qu'il cultive encore les idées progressistes de sa jeunesse. Or, dès l'aube du 2 mai, Nanterre bout. Cohn-Bendit organise une journée anti-impérialiste, avec discussions sur le Viêt-nam, sur la révolte de ses condisciples berlinois.
Voilà des mois que le doyen Grappin s'essouffle à contenir ces menées, des mois que Cohn-Bendit perturbe les cours. Chaque jour il conteste un peu plus les règlements. Il débaptise les salles de classe, les nomme Giap, Castro ou Che Guevara. À temps perdu, il enseigne la fabrication des cocktails Molotov. Il ne cessera jamais si on ne l'arrête. C'est pourquoi, ce jeudi, Pierre Grappin refuse le matériel exigé pour projeter les films révolutionnaires. Aussitôt, 30 étudiants envahissent l'administration, forcent les bureaux. Les appariteurs les enferment, mais ils parviennent à s'enfuir par une fenêtre.
À 15 heures, en représailles, 200 étudiants paralysent le cours d'histoire du professeur René Rémond, dans l'amphi B2. Huées, un banc vole, la classe entonne l'Internationale, ce qui ne s'est jamais vu dans une faculté. Situation identique dans les autres amphis, l'orage a gagné tout le campus. Incapables de ramener le calme, les enseignants se retirent. La fièvre tombe à 17 h 30, avec la dispersion coutumière des fins de journée. En bref, un beau chahut.
Quelques étudiants resteront sur place cependant, toute la nuit, dissimulés près des portes : les prétoriens de Cohn-Bendit. Ils attendent un assaut des commandos d'extrême droite Occident. Cette éventualité a été annoncée par l'UNEF, qui impute déjà à ce mouvement l'incendie d'une salle à la Sorbonne. Ce jeudi matin, en effet, le feu a ravagé le bureau de la Fédération des groupes d'études de lettres. 10 000 F de dégâts. Sur la cheminée, un cercle barré d'une croix a été peint à la hâte. « Une lourde menace ! insiste le message de l'UNEF. La semaine dernière ils ont saccagé nos locaux. Nous appelons toutes les organisations, particulièrement les enseignants, à nous rejoindre, pour organiser la riposte aux fascistes. »
En d'autres temps, le doyen Grappin, héros de la Résistance, aurait sans doute approuvé cet appel, ce combat. Mais les libertés d'expression et de travail en usage dans les facultés sont ouvertement bafouées chez lui. Il décide, après accord du ministre de l'Éducation nationale, de fermer Nanterre.
Vendredi 3 mai
Ciel encore gris sur Paris, le lendemain midi. Et activité traditionnelle au Quartier latin. Qui parierait que ce climat paisible va se détériorer, de façon foudroyante ?... Une rumeur sourd, c'est vrai, de la Sorbonne. Mais ce ne sont que 400 étudiants réunis dans la cour, dont beaucoup de Nanterrois : un meeting de l'UNEF. Toujours le même thème : réformer l'Université, résister aux fascistes. Un orateur s'élève contre la convocation de Cohn-Bendit et sept de ses compagnons, devant une commission de discipline, le lundi suivant. En pull beige et mal rasé, le principal intéressé applaudit et lance : « Que la Sorbonne devienne un nouveau Nanterre ! »