Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Montaigne (Michel Eyquem de) (suite)

« Rêvons et fantastiquons » (Michel Butor)

Œuvre au « parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque [...] esloingné d’affectation [...] non pédantesque » (I, xxv), débordant d’images concrètes, pittoresques ou familières, les Essais*, traduits dès 1603 en Angleterre par John Florio (v. 1553 - v. 1625), influençant Bacon et Shakespeare, puis mis à l’Index en France en 1676, entrent dès l’abord dans le grand patrimoine des nations. « Aucun livre avant ou depuis ne représente autant pour moi que celui-là », écrivait Emerson en 1843. Tour à tour, Bossuet, Malebranche, Pascal, Rousseau, Chateaubriand ou Michelet... s’agacent ou s’irritent à leur lecture. Mme de Sévigné, Fontenelle, La Fontaine, Montesquieu, Voltaire, Sainte-Beuve, A. France ou Gide... en disent la séduction. Nul n’y demeure indifférent. Chacun trouve son compte dans ce caractère « ondoyant et divers », et, s’il arrivait que la génération contemporaine en vînt à rejeter son art et sa philosophie, il en resterait encore un aspect à évoquer. Celui de la technique de la phrase et de la composition interne, qui séduisent le structuralisme moderne.

Estienne de La Boétie

(Sarlat 1530 - Germinian 1563).

« Oh un ami ! Combien est vraye cette ancienne sentence que l’usage en est plus nécessaire et plus doulx que les éléments de l’eau et du feu » (III, ix).

Une amitié de quatre ans, de la rencontre, en 1558, à Bordeaux, du brillant parlementaire et de son nouveau collègue Michel Eyquem jusqu’à la mort, « en la fleur de son aage », du conseiller — sans doute de la peste en 1563 —, fait de La Boétie, par l’affection indéfectible et le talent de Montaigne, un symbole éternel de ce sentiment dont ce dernier donne la fameuse définition : « Parceque c’estoit luy ; parceque c’estoit moy », dans l’essai célèbre « De l’amitié » (I, xxviii, 1576).

À la postérité, La Boétie offrait d’autres titres aussi. Dès l’âge de dix-huit ans, à la suite de l’implacable répression de la révolte des provinces du Sud-Ouest par le connétable de Montmorency en 1548, le bouillant jeune homme lance son Discours de la servitude volontaire, dénonçant avec passion la tyrannie et essayant de secouer la passivité des opprimés : « Le tyran asservit les subjects, les uns par le moyen des aultres. » Ce pamphlet si hardi en vérité circule sous le manteau avant que les protestants le publient en 1574 dans le Réveille-Matin des Français et enfin sous le titre de Contr’un dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, chronique protestante. Montaigne éprouvera le besoin de justifier son ami et de désamorcer la bombe : « Parceque j’ay trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceulx qui cherchent à troubler l’estat de nostre police [...] ce subject feut traicté par luy en son enfance par manière d’exercitation seulement [...]. » En janvier 1562, à la veille de la première guerre de Religion (1562-63), l’édit de Janvier accorde quelque répit aux Réformés. À cette occasion, La Boétie écrit un Mémoire (publié en 1917), critiquant cet édit. Après la mort de son ami, Montaigne, « ayant curieusement recueilli tout ce qu’[il a] trouvé d’entier parmy ses brouillars et papiers espars çà et là [...] », comme il le dit à M. de Foix, s’occupe de l’édition de ses œuvres, entre autres, en 1570, la traduction de la Consolation de Plutarque et des Vers latins, tandis qu’il publie au livre premier des Essais (chap. XXVIII) vingt-neuf sonnets à propos desquels il dit à Mme de Grammont « qu’il n’en est point sorty de Gascoygne qui eussent plus d’invention et de gentillesse, et qui témoignent estre sortis d’une plus riche main ».

Marie de Gournay

(Paris 1566 - id. 1645). Le pieux hommage de Montaigne à la mémoire de La Boétie, la fille du trésorier du roi, Guillaume Le Jars, le lui rend à son tour, après sa mort, en faisant publier en 1595 la première édition des Essais. L’amitié née en 1588 entre le philosophe de cinquante-cinq ans et l’érudite de trente-trois ans et leur admiration réciproque montrent que Montaigne sait goûter chez une femme une autre science que la « science du ménage ». À vingt ans déjà, autodidacte à la façon chère au maître, elle lit les Essais, qui la « transissoient d’admiration ». En 1588, elle part de son château de Gournay en Picardie pour rencontrer son Idole à Paris, comme, en 1592, elle ira en Guyenne pour assister la veuve et la fille de l’écrivain. D’elle, sa « fille d’alliance », Montaigne dit : « Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses [...] », et il ajoute, à sa manière si personnelle : « Le jugement qu’elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier [...] c’est un accident de très-digne considération ». Future « précieuse » Parisienne, elle écrira elle-même diverses œuvres réunies en 1626 sous le titre de l’Ombre de la demoiselle de Gournay.

D. S.-F.

 P. Moreau, Montaigne, l’homme et l’œuvre (Boivin, 1939 ; nouv. éd., Hatier, 1966). / M. Riveline, Montaigne et l’amitié (Alcan, 1939). / L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne (la Baconnière, Neuchâtel, 1942). / C. Dédeyan, Montaigne chez ses amis anglo-saxons (Boivin, 1946). / F. Jeanson, Montaigne par lui-même (Éd. du Seuil, 1951). / A. Cresson, Montaigne, sa vie, son œuvre (P. U. F., 1952). / P. d’Espezel, Présence et actualité de Montaigne (Union latine d’éd., 1957). / F. Gray, le Style de Montaigne (Nizet, 1958). / A. Thibaudet, Montaigne (Gallimard, 1963). / J. Château, Montaigne psychologue et pédagogue (Vrin, 1964). / A. Micha, le Singulier Montaigne (Nizet, 1964). / Journal de voyage de Michel de Montaigne, prés. par J. Giono (Mazenod, 1964). / E. Marcu, Répertoire des idées de Montaigne (Droz, Genève, 1965). / J. Y. Pouilloux, Lire les « Essais » de Montaigne (Maspero, 1965). / M. Butor, Essais sur les « Essais » (Gallimard, 1968). / R. Judrin, Montaigne (Seghers, 1971). / R. Trinquet, la Jeunesse de Montaigne (Nizet, 1972). / H. Ehrlich, Montaigne et le langage (Klincksieck, 1973).