Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Montaigne (Michel Eyquem de) (suite)

« Oh ! que c’est un doulx et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bienfaicte » (III, xiii)

Malgré tous ses efforts, les grandes attitudes conviennent mal au tempérament foncier de Montaigne. Comme il se sent « par tout flotter et fléchir de foiblesse » (II, xvii), son esprit adopte une démarche prudente. Montaigne fait du scepticisme sa défense habituelle. Il croit en l’amitié, comme dernier point de la perfection. Quant à l’amour, il n’en parle guère, sinon pour constater que ce « n’est aultre chose que la soif de jouissance » (III, v). Et à ceux trop tentés de s’enorgueillir de leur connaissance, de leur savoir, de leur sagesse, il répond : « C’est à Dieu seul de se cognoistre, et interpréter ses ouvrages » (II, xii), ajoutant : « Ce que je ne crois pas : [...] que la science est mère de toute vertu » (ibid.). Et la raison ? « La raison humaine est un glaive double et dangereux » (II, xvii). Quant aux philosophes, « leurs opinions et façons les rendant ridicules » (I, xxiv), il voit peu de matière à les « excuser ». Pas davantage les médecins, exécutés avec une anecdote : « On demandait à un Lacedemonien, qui l’avait fait vivre si sain si longtemps : ‘L’ignorance de la médecine’, respondict-il. » D’ailleurs, quand il écrit son « Apologie de Raimond Sebond », en 1576, cette même année Montaigne fait frapper une médaille avec son âge, la devise de Sextus Empiricus : « Je m’abstiens ».

« Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et deuement ; ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie » (III, xiii). Aux stoïciens, Montaigne rappelle d’abord que vouloir « se mettre hors d’eulx et eschapper à l’homme, c’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes » (ibid.). Certes, il ne faut pas laisser « friponner » l’âme par les sens, mais sa noblesse ne s’en évalue pas pour autant dans le sublime : « Sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur, c’est en la médiocrité » (III, ii). L’homme doit savoir souffrir. Pareillement, il doit savoir jouir. Et pareillement, sans excès : « J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté, de veue pareillement réglée » (III, xiii). Cet épicurisme personnel, Montaigne nous en donne la recette quand il écrit : « Je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veulx pas passer, je le retaste, je m’y tiens » (ibid.). Et l’on s’aperçoit qu’il ne manque pas d’une certaine recherche du raffinement. Jusque dans le sommeil, ayant, dit-il, « aultrefois trouvé bon qu’on me le troublast, afin que je l’entreveisse » (ibid.). Aimant la vie dans tout ce qu’elle peut lui offrir, Montaigne se « compose pourtant à la perdre sans regret » (ibid.). Une fois encore et comme dans tout ce qui touche à l’humaine réalité, il s’en remet à la sagesse naturelle, affirmant : « J’accepte de bon cœur et recognossoint, ce que nature a faict pour moy » (ibid.), et, une fois encore, ici comme en matière de philosophie, les opinions qu’il retient pour règle d’existence « sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nostres » (ibid.).


Et une œuvre d’éternité...


« Mes ouvrages, il s’en faut tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que je les retaste, autant de fois je m’en despite » (II, xvii)

Humaniste riche de ce que lui apporte l’histoire, son « gibier », de son amour de la poésie, qu’il « ayme d’une particulière inclination » (I, xxv), et de son commerce avec l’Antiquité, Montaigne n’appartient pas à la race de ces « escrivains indiscrets [...] qui, parmy leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens aucteurs pour se faire honneur » (ibid.). Il ne cache pas ce qu’il emprunte à ses illustres prédécesseurs, avouant s’« estre rongé les ongles à l’estude d’Aristote » et qu’il puise en Plutarque et Sénèque « comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse » (ibid.). Il ne dissimule pas non plus l’étonnement, l’admiration que la lecture des écrits des Anciens font naître en lui. Il dit l’humilité dont il se sent saisi à « marcher front à front avecques ces gents-là » (ibid.). Mais tout cela ne l’empêche nullement de laisser « courir » ses propres inventions, qui, parce qu’il n’en « replastre », ni « recoud » les défauts, confèrent à son œuvre une originalité et une qualité qui ne doivent rien à personne.


« De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prens un, tantost à lécher seulement, tantost à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os » (I, l)

En laissant, au gré de sa fantaisie, aller son esprit et sa plume, Montaigne vient de créer un nouvel art d’écrire. Il aime faire de la « farcissure », comme il appelle ses digressions. Il s’égare, « mais plustot par licence que par mesgarde » (III, ix). Les titres de ses chapitres « n’en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque ». Comme le poète dont parle Platon, il « verse, de furie, tout ce qui luy vient en la bouche ». Si le lecteur en perd le sujet, la faute en incombe à lui seul, car, pour Montaigne, « la matière se distingue soy mesme : elle montre assez où elle se change, où elle conclud, où elle commence, où elle se reprend, sans l’entrelacer de paroles de liaison et de cousture ».

Cet art de l’essai tel qu’au long des siècles le pratiqueront ses héritiers spirituels et avec un singulier succès, les Anglais, Abraham Cowley (1618-1667) en premier, Montaigne le définit ainsi : « Pour en renger davantage, je n’en entasse que les testes [...] Et combien y ay je espandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui vouldra esplucher un peu plus curieusement, en produira d’infinis essais. Ny elles, ny mes allégations, ne servent pas toujours simplement d’exemple, d’autoricté ou d’ornement [...] elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d’une matière plus riche et plus hardie » (I, xxxix). De l’essai, Montaigne fournit aussi l’idéal. Celui-là même que recherchera Addison*. Un idéal accessible au plus grand nombre. Mes essais, écrit Messire Michel, s’ils « estoient dignes qu’on en jugeast, il en pourroit advenir, à mon advis, qu’ils ne plairoient gueres aux esprits communs et vulgaires, ny gueres aux singuliers et excellents ; ceulx-là n’y entendroient pas assez : ceulx-cy y entendroient trop : ils pourraient vivoter en la moyenne région » (I, liv).