Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

corps intermédiaire (suite)

Introduction

La notion de corps intermédiaire, longtemps associée à l’hostilité entretenue à l’encontre de l’Ancien Régime, connaît en France un regain d’intérêt. Deux phénomènes semblent y avoir particulièrement contribué. D’une part, il faut noter la multiplication et la diversification des groupes au sein d’une société de plus en plus complexe. D’autre part, on a cherché à intégrer ces groupes au jeu politique de la démocratie pluraliste, alors que pendant plus d’un siècle les héritiers de la Révolution française leur avaient été profondément hostiles.

En effet, la « déstructuration » des corps traditionnels — corporations, provinces, familles patriarcales, etc. — semblait une condition indispensable au développement de la démocratie libérale et du capitalisme industriel. Cela était particulièrement vrai pour la France du xixe s. L’idéologie dominante, qu’elle fût favorable à un État non interventionniste ou à un État autoritaire de type jacobin ou napoléonien, traitait les organisations intermédiaires comme des ennemies de la liberté individuelle et de l’unité nationale. Seuls les courants contre-révolutionnaires, qu’il se soit agi de l’organicisme traditionaliste ou de l’aristocratisme libéral, allaient dans un sens opposé. Rousseau semblait donc sur ce point avoir triomphé de Montesquieu, et il fallut attendre Tocqueville, sensible au rôle joué par les associations volontaires aux États-Unis, pour que ces dernières puissent retrouver une légitimité dans la pensée d’un tenant de la démocratie. Toutefois, le phénomène associatif continua pendant longtemps à être considéré par les Français comme une caractéristique des sociétés anglo-saxonnes, et particulièrement de la démocratie américaine. Ce qui était bon d’un côté de l’Atlantique ne l’était pas forcément de l’autre.


Place des corps intermédiaires depuis 1789


De la démocratie jacobine à la démocratie pluraliste

C’est donc avec un retard important que les groupements — les syndicats en 1884, les associations en 1901 — purent entrer pleinement dans la légalité en France. Tantôt devançant la loi, tantôt exploitant les possibilités qu’elle leur offrait, ils se mirent à se développer et à proliférer dans les domaines les plus divers : professionnel, économique, culturel etc. Il n’en restait pas moins une réticence à leur endroit, en même temps que jouait en leur sein un sens aigu des particularismes et des autonomies. L’esprit de clocher, souvent marqué du féodalisme et de l’anarchisme caractéristiques des pays latins, les empêchait de devenir de véritables organisations de masse. Le pluralisme était poussé à l’extrême, et la « groupusculisation » constituait une tentation permanente.

Il n’en restait pas moins que des corps nouveaux étaient nés et qu’ils n’avaient plus beaucoup de points communs avec les corps intermédiaires de l’Ancien Régime. Certains réformateurs déclaraient volontiers que les véritables « forces vives » du pays étaient désormais constituées par les centrales syndicales, les organisations de jeunesse ou les mouvements étudiants, les groupements centrés sur la vie locale et régionale, etc. Il fallait que les pouvoirs publics les consultassent, les associassent à leurs décisions, leur fissent un droit et une place dans le jeu politique. Ces corps nouveaux se trouvaient donc reconnus comme des médiateurs privilégiés entre les particuliers et la nation, les citoyens et l’État.


Du corporatisme à la planification démocratique

Pendant le même temps, les courants traditionalistes, aux yeux desquels l’individualisme et le centralisme jacobins constituaient un vice rédhibitoire, cherchaient à donner un contenu nouveau à la notion de corps intermédiaire. Dominés d’abord par le souci de restaurer les corps traditionnels, ils débouchèrent ensuite sur une vision corporatiste de la société et de l’État dont les expressions les plus notoires furent le fascisme italien, le franquisme espagnol et le salazarisme portugais. L’accent était porté non plus sur des groupes librement constitués, mais sur des institutions imposées où se trouvaient organiquement représentées les différentes catégories sociales concernées par le « bien commun ». Tout en étant façonnés par le pouvoir dominant, ces corps recevaient une délégation de l’État pour gérer « dans l’ordre et la concorde » une parcelle de l’intérêt général. Mais ce courant était très diversifié, pour ne pas dire divisé. Malgré le long détour du corporatisme, l’idée démocratique y faisait son chemin. Apparurent alors des tendances de plus en plus fortes qui accordaient une place beaucoup plus large aux groupements volontaires. Il s’agissait non plus d’intégrer ces groupes dans des appareils qui leur faisaient perdre leur autonomie et leur liberté d’expression, mais de prévoir seulement des mécanismes souples permettant d’établir entre eux et le pouvoir une confrontation et une concertation en vue d’élaborer des projets de politique économique ou sociale et d’instaurer une planification démocratique. Entre cette dernière version et la recherche précédente, les convergences devenaient évidentes : un accord diffus était en train de s’établir sur la notion de corps intermédiaire.


La notion de corps intermédiaire

Quels sont les éléments caractéristiques du corps intermédiaire ? Il s’agit d’abord d’une totalité qui a sa vie propre, d’une organisation unie aux autres et au tout par un lien organique et vital. Mais il s’agit aussi de groupes « intermédiaires ». Il n’y aurait donc pas d’incompatibilité de principe entre le fait d’exister d’une manière autonome et spécifique et le fait d’exercer une médiation entre diverses collectivités. La médiation ne constituerait pas sa raison d’être, mais elle serait plutôt la conséquence de sa propre affirmation et de son ouverture à autrui. Le médiateur ne serait pas le prolongement ou l’instrument de ceux entre lesquels il s’interpose. Il deviendrait ce qu’il est en communiquant avec autrui et en participant à des ensembles qui l’encadrent, offrant par là même à ses membres des possibilités de communication et de participation, tant en son propre sein qu’au-delà de lui-même. Ni bloc fermé sur lui-même, ni courroie de transmission, le corps intermédiaire serait tout à la fois un organisme d’action et de pression et un organisme assumant des responsabilités propres dans un jeu plus complexe comprenant d’autres acteurs sociaux.