Jean Calvin
de son vrai nom Jehan Cauvin
(Noyon, Oise, 1509-Genève 1564), réformateur français.
Années d'enfance et de formation
Jean Calvin est le deuxième fils de Gérard Cauvin (comme la plupart des universitaires de son temps, Jehan n'usera de son nom que sous la forme latine, Calvinus). Destiné par son père, notable de Noyon, à la prêtrise et rompu par lui aux bonnes manières sociales, Jean jouit déjà d'une grande faveur auprès du clergé local : encore enfant, il est pourvu de bénéfices ecclésiastiques et même tonsuré. Tout laisse prévoir une brillante et très conformiste carrière.
Après avoir fréquenté dans sa ville natale le collège des Capettes, l'adolescent est envoyé à Paris, où il est inscrit comme externe au collège de la Marche, sur la montagne Sainte-Geneviève. Il y suit les cours d'un remarquable pédagogue, Mathurin Cordier, qui éveille en lui la joie du travail intellectuel et la curiosité pour les innombrables enseignements de l'histoire. C'est à son école qu'il développe l'élégance, la concision et la précision d'un style qui fera de lui l'un des grands écrivains français de tous les temps.
Mais on redoute l'influence de cet humaniste libéral et, dès 1524, le jeune Jean devient interne au collège de Montaigu. On le met en garde contre les idées modernes tant sur le plan intellectuel que sur le plan théologique, et, pendant que flambent en France les premiers bûchers sur lesquels meurent des luthériens, Jean Calvin, apparemment indifférent aux troubles qui commencent à secouer à son tour l'Église en France, étudie les Pères de l'Église, notamment saint Jean Chrysostome et saint Augustin- dont il ne tarde pas à acquérir une connaissance exceptionnelle- ainsi que les théologiens et philosophes de la scolastique.
Formé à l'art de la dialectique, il devient un disputeur redoutable. L'église de Noyon, attentive à son évolution, lui décerne, en 1527, un nouveau bénéfice ecclésiastique. En 1528, il obtient le grade de maître ès arts. S'il fréquente parfois des milieux plus ouverts, et notamment le cercle de ceux qui touchent de près à Guillaume Budé, il n'est pas entamé par leurs audaces, sinon qu'il n'arrive pas à calmer en lui- il le dira beaucoup plus tard- l'inquiétude qui fut aussi, mais combien plus tragiquement, celle de Luther : comment avoir « une certaine tranquillité de conscience », tant que, pour se présenter devant le Juge suprême, on n'a que la misère des bonnes œuvres et l'assurance contenue dans l'absolution ecclésiastique, répondant à la contrition de l'homme ? L'ascèse, qu'il pratiquera toute sa vie, n'est que la contrepartie de cette inquiétude existentielle.
Mais un tournant décisif se produit dans sa vie : alors qu'il s'adonne avec ardeur à l'acquisition des austères disciplines philologiques, son père, en conflit avec le clergé de Noyon, décide soudain qu'il ne sera pas prêtre, mais juriste laïc. Calvin quitte alors Paris pour la fameuse faculté de droit d'Orléans (1528), où tout en continuant à mener une vie d'une rigueur exemplaire, il suit les cours de Pierre de l'Estoile et de l'helléniste wurtembergeois Melchior Wolmar, très réceptif à l'influence luthérienne. Fasciné par sa science et sa ferveur, il n'hésite pas à suivre ce dernier à Bourges en 1529, où il suit également les cours plus éblouissants que profonds de l'Italien André Alciat, professeur de droit romain. C'est là que l'atteint, en 1531, la nouvelle de la maladie de son père, qui ne tarde pas à mourir… excommunié, car il ne s'est pas réconcilié avec le chapitre de la cathédrale de Noyon.
Du coup, Calvin décide d'entreprendre les études qui depuis longtemps déjà l'attirent : tout en poursuivant sa formation juridique, couronnée en 1532 ou 1533 par l'obtention de la licence à Orléans, il fréquente le Collège royal, tout juste fondé à Paris par François Ier, c'est ainsi qu'en 1532 il publie un commentaire du De clementia de Sénèque, où il manifeste déjà des dons éminents de clarté et de profondeur, se créant par là un renom certain parmi les humanistes. Mais on le rencontre aussi fréquemment dans l'entourage des « bibliens », dont la situation s'est bien améliorée depuis qu'il a quitté Paris en 1528. Favorisés par Marguerite d'Angoulême, la sœur du roi, auteur du Miroir de l'âme pécheresse, qui reprend sous forme poétique certaines des affirmations les plus radicales de Luther, ils occupent des postes importants : c'est non seulement Gérard Roussel, le prédicateur de la princesse, qui répond victorieusement aux attaques de la Sorbonne et en fait exiler le syndic ; c'est aussi et surtout Nicolas Cop, le recteur de l'Université de Paris, en contact avec les milieux de Meaux et ceux qui diffusent clandestinement en France les traités de Luther ; c'est enfin Lefèvre d'Étaples et ses disciples, qui s'efforcent à sonder le vrai sens des Écritures à l'usage des prédicateurs et recommandent à ceux-ci d'être plus dociles à leur illumination intérieure qu'aux enseignements et traditions de l'Église, et de minimiser l'importance de l'intercession des saints, intercession devenue excessive.
Tous ces personnages et les cercles qu'ils assemblent autour d'eux ont ceci de commun qu'ils ne songent en rien à un schisme qui viendrait, en France à l'instar de l'Allemagne, déchirer l'Église en deux factions rivales ; ils espèrent, et Calvin aussi, qui est l'un d'entre eux, qu'une réforme intérieure permettra d'éviter les violences et de ramener le peuple chrétien sur le chemin du droit et pur Évangile.
Or, le jour de la Toussaint 1533, Nicolas Cop prêche dans l'église des Mathurins sur la première des Béatitudes : « Heureux les pauvres en esprit » (Matth., v, 3) ; il y affirme de façon si énergique la suprématie inconditionnelle de l'Évangile, « bonne nouvelle et prédication salutaire du Christ », sur les commandements de la Loi, que l'on crie au scandale luthérien. Le roi absent, le parlement engage une procédure contre Cop, qui s'enfuit à l'étranger, cependant que Calvin, également menacé, cherche refuge près d'Angoulême chez son ami Louis du Tillet, curé de Claix. On a longtemps soutenu que le sermon prononcé par Cop était de la plume de Calvin : cette thèse est aujourd'hui en général abandonnée, mais il est certain que Calvin, lié au recteur par une étroite amitié, avait collaboré à la rédaction de la prédication, fournissant en particulier les citations d'Érasme et de Luther dont elle était émaillée.
La conversion et « l'Institution chrétienne »
C'est au cours de son bref séjour charentais qu'il prend la décision de rompre avec les illusions d'un réformisme tranquille, dissimulé sous les apparences extérieures de la fidélité à Rome : très sobrement, il écrira plus tard que ce fut « par une conversion subite » que Dieu « dompta et rangea à docilité [son] cœur ». Profondément humilié d'avoir si longtemps tergiversé avant de se décider, il écrira encore : « Maintenant donc, Seigneur, que reste-t-il à moi, pauvre et misérable, sinon T'offrir pour toutes défenses mon humble supplication que Tu ne veuilles me mettre en compte celui tant horrible abandonnement et éloignement de Ta Parole duquel par Ta bénignité merveilleuse Tu m'as une fois retiré ? » On reconnaît bien là les premiers grands textes de Luther autour de 1515 : c'est au moment où il donne raison à Dieu contre lui-même que l'homme commence à vivre de l'Évangile, n'ayant plus aucune sécurité religieuse et possédant, par contre, la pleine assurance de la grâce du Christ.
Quoi qu'il en soit des circonstances mystérieuses de cette conversion définitive, Calvin s'aperçoit qu'il y a, venant de partout, des gens assoiffés du vrai Évangile, qui lui demandent une nourriture pour leur âme et un enseignement pour leur esprit. Il n'y aura plus désormais chez lui la moindre hésitation ; il se sait appelé à un ministère qui est, pour lui, la forme concrète que doit prendre dans sa vie l'élection au salut éternel : quel qu'en soit le prix, il ne vivra plus désormais que pour cela.
Le 4 mai 1534, il est soudain à Noyon, où il résigne tous ses bénéfices entre les mains des chanoines de la cathédrale. Errant quelque temps, on le voit à Paris, puis à Orléans, rédigeant un premier traité théologique curieusement consacré à une polémique contre les anabaptistes, qui, comme pour Luther, ne tarderont pas à former le second front de son combat, et destiné à prouver un point de doctrine éminemment contestable : « Les âmes veillent et vivent après qu'elles sont sorties des corps. » C'est la Psychopannychia.
Une provocation formidable, l'« affaire des Placards » (nuit du 17 au 18 octobre 1534), oblige François Ier à renoncer à ses extérieurs de roi tolérant : plusieurs exécutions ont lieu. Pour échapper à un sort trop certain, Calvin se réfugie à Bâle, où il arrive en janvier 1535.
Dans cette ville, où la Réforme a été instaurée par Œcolampade, ami de Martin Bucer, Érasme et les grands imprimeurs ont créé une tradition culturelle vivante aujourd'hui encore ; de plus, au carrefour de trois pays, Bâle est traditionnellement un grand lieu de passage et de rencontre des peuples, un creuset où fusionnent doctrines et nouvelles en provenance du monde entier. Calvin, pendant que flambent les bûchers de ses amis, est ulcéré, parce que la propagande française s'efforce à en minimiser l'importance.
« Lors moi, voyant que ces pratiqueurs de cour par leurs déguisements tâchaient de faire non seulement que l'indignité de cette effusion de sang innocent demeurât ensevelie par les faux blâmes et calomnies desquels ils chargeaient les saints martyrs après leur mort, mais aussi que par après il y eût moyen de procéder à toute extrémité de meurtrir les pauvres fidèles sans que personne en pût avoir compassion, il me sembla que, sinon que je m'y opposasse vertueusement en tant qu'en moi était, je ne pouvais m'excuser qu'en me taisant je ne fusse trouvé lâche et déloyal.
« Et ce fut la cause qui m'incita à publier mon Institution de la religion chrétienne […] c'était seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières, et non à autre intention sinon afin qu'on fût averti quelle foi tenait ceux lesquels je voyais que ces méchants et déloyaux flatteurs diffamaient vilainement et malheureusement. »
Ce texte est d'une importance capitale : il définit en effet la théologie de Calvin non comme un exercice académique, mais comme un témoignage en situation, comme une réflexion systématique qui rend compte de l'engagement de l'Église confessant sa foi devant les autorités et quoi qu'il en coûte. À la suite de tous les grands auteurs chrétiens, et notamment des écrivains néo-testamentaires, Calvin lie indissolublement théologie et histoire : il n'y a pas de theologia perennis, mais uniquement des tentatives provisoires destinées à nourrir ou à expliciter la vie actuelle de la communauté chrétienne. Par-delà toutes les fixations immuables de l'orthodoxie ou de la pseudo-théologie scientifique, on retrouvera le risque et l'invention théologiques en relation avec un temps et un lieu précis dans l'œuvre de Karl Barth, le plus grand des disciples contemporains de Calvin.
Le « petit livret », c'est le fruit du travail acharné de toute une année, c'est une somme en six chapitres qui, remaniés durant toute la vie de Calvin, reparaîtront à plusieurs reprises, jusqu'à former le gros ouvrage en quatre livres et quatre-vingts chapitres en 1559 ; ce dernier texte latin sera suivi d'une traduction française, rédigée au prix de grandes souffrances par le réformateur malade et terminée peu de temps avant sa mort. À l'origine, donc, six chapitres ; les trois premiers (la Loi, la Foi, la prière) sont directement inspirés des Petit et Grand Catéchismes de Luther, ainsi que de l'Exposition du symbole et de l'Oraison dominicale d'Érasme ; les deux suivants, sur le baptême et la Cène, ont comme arrière-plan le traité luthérien de 1520 : De la captivité de Babylone ; le dernier, sur la liberté chrétienne, est manifestement pénétré de la réflexion et des formules de l'admirable petit livre De la liberté du chrétien, rédigé par Luther en 1520 également.
On voit à quel point la dépendance est étroite à l'égard de la Réforme allemande, et ce n'est pas l'amoindrir que de dire que, à cette époque, Calvin, qui cherche encore son style et son assise théologiques, se sent très attiré par le compagnon de Luther, le doux Philip Melanchthon. Plus tard, les choses se durciront et les points de vue divergeront : tandis que les luthériens auront tendance à voir dans l'autorité scripturaire un principe central laissant une large frange de liberté à l'égard de tout ce qui n'est pas défendu, Calvin y trouvera un cadre impérativement strict ; tout ce que l'Écriture ne prescrit pas expressément lui paraîtra interdit.
À côté des luthériens, c'est aussi Zwingli qui marque fortement Calvin et à qui il emprunte son idée d'une union étroite entre Providence et prédestination. Quant à Bucer, il subira aussi cette influence, non seulement sur le plan liturgique et en ce qui concerne l'organisation de l'Église locale, mais aussi et surtout en reprenant la visée œcuménique qui est celle de toute l'œuvre du Réformateur de Strasbourg.
La première Institution paraît le 23 août 1535 : elle est précédée d'une « Epître au Roi », dans laquelle le jeune théologien de 24 ans explique que son propos, en rédigeant ce gros catéchisme de 516 pages petit format (commode pour être diffusé clandestinement), est d'abord d'informer exactement le roi sur la doctrine de ceux que l'on calomnie sans cesse devant lui et qui sont, de ce fait, traités comme la lie de l'humanité. Il affirme ensuite que cette doctrine est de Dieu et appuyée par sa souveraine autorité, et qu'elle n'est pas nouvelle, étant tout entière fondée sur l'Écriture sainte et concentrée dans l'affirmation que l'amour de Dieu est la vie et la joie de ceux qui reconnaissent Christ comme frère et médiateur. Comme Melanchthon l'affirmait dans la Confession d'Augsbourg, il ne s'agit pas là de fantaisies sectaires, comme celles des illuminés anabaptistes et enthousiastes, mais de la vraie foi de l'Église catholique, retrouvée et reformulée dans son originelle pureté. Prétention permanente de la Réforme : ne pas avoir l'intention de diviser, mais d'unir la famille chrétienne autour du véritable Évangile, message de libération temporelle et éternelle communiqué et accompli par la prédication, la vie, la passion et la résurrection du Christ Jésus.
Suivant l'adresse au roi de France et le premier texte de 1535, l'édition complète, parue en mars 1536, est enlevée en quelques mois par tout ce que l'Europe compte d'évangéliques plus axés sur le latin et le français que sur le rude allemand des luthériens.
Dans les années suivantes, Calvin, transformant ce « sommaire en somme » (A.-M. Schmidt), va parfaire et étendre sa géniale synthèse d'éléments pris au fur et à mesure des rencontres et lectures chez tous ses aînés. L'édifice devient une construction puissante où apparaissent les qualités françaises et latines : « besoin d'ordre, esprit logique, sens de l'action et de la moralité » (Pierre Imbart de La Tour, historien catholique).
À ce moment critique de l'histoire de la Réforme, où les acquisitions théologiques et les avancées ecclésiales étaient remises en cause par de redoutables forces centrifuges, « le génie de Calvin fut de comprendre que si la foi nouvelle voulait remplacer l'ancienne Église, il lui fallait retrouver le secret de sa force, c'est-à-dire son unité et son caractère universel… Discerner entre les aspirations contraires de la révolution religieuse, unir la Réforme elle-même en un corps de doctrine assez large pour s'adapter à tous les esprits, en une société assez forte pour se libérer de l'État et se perpétuer, donner à cette Église l'armature solide d'un dogme défini, d'une morale rigide, d'une discipline rigoureuse, opposer cette orthodoxie, cette morale et cette Église à la fois à l'individualisme religieux, à l'indépendance des mœurs, aux égoïsmes nationaux, pour tout dire, reconstituer en dehors du catholicisme et contre lui un nouveau catholicisme, uniquement fondé sur la Parole de Dieu… voilà ce que sera son œuvre. » (Imbart de La Tour.)
La dernière Institution est donc un énorme ouvrage qui, contrairement à la première, suit le plan non d'un catéchisme, mais du Credo, et les quatre livres traitent successivement : de la connaissance et de la doctrine de Dieu, de la personne et de l'œuvre du Médiateur ; de l'œuvre du Saint-Esprit, foi et vie nouvelle de l'homme justifié ; de l'ecclésiologie, des sacrements et des relations entre la communauté chrétienne et la société civile.
« Toute la somme de nostre sagesse, laquelle mérite d'être appelée certaine […] est quasi comprise en deux parties, à savoir la cognoissance de Dieu et de nous mêmes. » Il s'agit donc pour l'homme de « s'enquérir de la vérité et y adhérer ».
Les points clés de cette doctrine bien architecturée sont multiples, et l'on ne peut qu'admirer la force du penseur et le souffle de l'écrivain.
Soulignons, entre autres, la définition des rapports entre l'Écriture, le Saint-Esprit et la tradition : « Sans l'Esprit, la Parole est lettre morte, de nulle efficace ; sans la Parole, l'Esprit voltige comme une illusion. L'Esprit scelle en nous et explique le contenu de la Parole. Mais il n'opère lui-même que dans les limites que la Parole lui assigne. » Ce double verrou étant tiré contre le littéralisme et l'illuminisme, Calvin n'hésite pas à reconnaître dans la tradition le document de l'élaboration doctrinale de l'Église à travers les siècles ; mais elle est subordonnée à l'Écriture, c'est d'elle seule qu'elle tire son autorité ; ce n'est que dans sa conformité à l'Écriture qu'elle en est confirmation.
Contrairement à Luther, qui, avec une intuition très juste, va directement au Christ, et secondairement par lui à Dieu, Calvin rétablit une doctrine de Dieu, celle du nominalisme : Dieu est avant tout volonté libre, puissance souveraine, seule cause efficace, y compris et surtout dans l'homme régénéré. Cette volonté de ne mettre aucune borne à la majesté et à la liberté divines le conduit, par la voie d'un raisonnement plus logique et philosophique qu'exégétique, à affirmer la double prédestination, seule garantie, à ses yeux, d'une anthropologie excluant tout optimisme à l'égard des possibilités spirituelles de l'homme, radicalement corrompu par le péché, et d'une théodicée où c'est la totale liberté de la grâce qui doit avoir le premier et le dernier mot. Préoccupation spirituelle et pastorale : il faut que la gloire du salut soit attribuée à Dieu et à Dieu seul et que, de ce fait, l'homme ne puisse douter qu'il soit vraiment élu ; l'initiative de la vocation, la naissance de la foi saisissant l'Évangile de la justification, et le progrès sur la voie de la sanctification étant exclusivement l'œuvre du Dieu vivant, Père, Fils et Saint-Esprit, l'homme ne peut vivre que dans une humble et reconnaissante obéissance.
Ailleurs, Calvin a parlé moins systématiquement et plus évangéliquement de la prédestination. C'est Jésus-Christ, dit-il, qui est le seul vrai et fidèle miroir de notre élection ; qui le confesse comme son Seigneur et Sauveur et vit dans l'écoute active de sa Parole peut être pleinement assuré de son élection. Il faudra attendre Karl Barth pour avoir un développement conséquent de cette intuition fondamentale.
On a déjà marqué l'importance de l'ecclésiologie calvinienne. Signalons ici que le réformateur croit avoir trouvé dans l'Écriture le fondement d'une structure permanente et universelle : le sacerdoce universel des croyants, base de la théologie luthérienne de l'Église, est coordonné et animé par l'existence des quatre ministères de docteur, pasteur, ancien et diacre, les deux premiers ayant une prééminence sur les autres, car il leur est confié la tâche capitale d'expliquer et d'enseigner l'Écriture, donc d'être les artisans de la communication de la Parole.
Disons enfin qu'il y a dans l'Institution une théologie politique très élaborée : l'État a un rôle éminent dans le plan de Dieu et l'action de sa Providence ; dans un monde encore marqué du signe de la révolte, il a pour fonction de faire régner la justice conformément à la loi de Dieu, qui a une valeur universelle et à laquelle doivent être mesurés les actes des gouvernements, ce qui, à la limite, implique le droit à la résistance et à la désobéissance contre un pouvoir inique ou tyrannique.
On le voit, l'œuvre est complète et complexe ; aujourd'hui encore, des milliers de chrétiens la lisent et s'en inspirent, compte tenu des inévitables et indispensables corrections herméneutiques qu'elle requiert. Le type de chrétien qu'elle définit a un triple enracinement : dans l'élection souveraine, qui le délivre de tout souci à l'égard de son sort éternel ; dans l'Église, qui le nourrit de la Parole, confirmée par les sacrements, et l'envoie dans le monde comme serviteur missionnaire ; dans la société, où il est responsable, comme citoyen, de l'édification d'une communauté humaine fondée sur la justice.
Calvin et Luther
Il ne faut pas surévaluer les différences qui séparent les deux courants majeurs de la Réforme. Théologiquement, ils sont fondamentalement proches. Dans une famille spirituelle comme dans l'autre, l'intérêt majeur est le même : mettre au centre de la prédication et de la vie de l'Église le message évangélique du salut par la grâce, par le moyen de la foi seule en Jésus-Christ.
Tout le reste est secondaire. L'opposition sur l'eucharistie ne sépare pas les luthériens des calvinistes, mais bien le réalisme, auquel tiennent également les uns et les autres, du symbolisme, notamment représenté par Zwingli. Sur le fait de la présence et de l'action du Christ glorifié dans la Cène, luthériens et calvinistes sont d'accord ; ils divergent sur l'explication des modalités de cette présence et de cette action, mais, en aucune façon, ni les uns ni les autres ne sauraient adhérer à la thèse zwinglienne, selon laquelle l'eucharistie n'est qu'un mémorial dont l'élément essentiel est constitué par la piété des croyants se souvenant du Christ et de ses sentiments lors de l'institution du repas souvenir.
Dans cette convergence essentielle se marque une divergence notoire d'accentuation des motifs centraux du christianisme. Le luthéranisme est plus fortement marqué que le calvinisme par l'expérience spirituelle qui se situe à son origine, le drame et la lutte intérieure d'un moine à qui les règles et exercices de son ordre ne procurent pas la paix qu'il recherche, et sa quête héroïque d'une réponse satisfaisante à la question qui le tourmente : comment puis-je avoir la certitude qu'il existe pour moi un Dieu miséricordieux ? Il y a donc un moment subjectif très fort à l'origine du luthéranisme.
Rien de tel dans le calvinisme. Les circonstances exactes de la conversion de Calvin restent, jusqu'à ce jour, obscures et, s'il pose au début de son catéchisme la question de savoir quelle est la « fin principale » de la vie humaine, c'est de façon théorique et paisible, comme l'est aussi la réponse que l'enfant doit donner à cette première question de son pasteur : « C'est de connaître Dieu et de le servir. » Le moment subjectif est, ici, réduit à sa plus simple expression, et le centre de gravité est manifestement autre : non plus de savoir comment l'homme se réalisera lui-même, mais comment, notamment dans son destin personnel mais aussi ailleurs, la gloire de Dieu sera manifestée.
Il y a plus qu'une nuance : d'un côté, l'Évangile apparaît comme la seule réponse valable à la question angoissée de l'homme concernant son destin ; de l'autre, on souligne que la gloire de Dieu, ce qui fait qu'il se manifeste et est reconnu comme Dieu, c'est, à côté de son œuvre créatrice et de gouvernement du monde en vue de son accomplissement, le fait que l'homme, créature clé et significative, soit libéré de toutes ses aliénations pour le temps et l'éternité. Le « point de vue » est universel dans le calvinisme, alors que, dans la tradition luthérienne jusqu'à Kierkegaard et Bultmann, il reste fortement marqué de préoccupations existentialistes.
Il faut ajouter quelques autres motifs actuels, de ceux que le dialogue œcuménique a pris l'habitude de nommer non théologiques : la réforme luthérienne naît dans un couvent, le mouvement calvinien à la Sorbonne ; il faudra au moine allemand des années d'agonie spirituelle pour rompre avec son ordre, tandis que, s'il a été tonsuré comme enfant, Calvin n'a jamais été ordonné et quittera le catholicisme sans bruit ni incident aucun. Luther est un affectif impétueux, Calvin un intellectuel rigoureux, froid, systématique ; l'un est caractérisé par la fougue prophétique, qui s'exprime parfois dans un tumulte chaotique de pensées et de paroles, l'autre, par la force, la clarté et l'ordre d'une intelligence rompue à toutes les disciplines universitaires de son époque. Le génie germanique s'exprime fougueusement par le premier, la rigueur des « humanités » gréco-latines par le second. Luther est l'ancêtre des grands romantiques, Calvin préfigure et annonce Descartes.
Les conditions politiques dans lesquelles naissent les deux mouvements sont aussi d'une importance capitale. Luther proclame l'Évangile tel qu'il vient de le redécouvrir dans sa pureté originelle, dans une Allemagne profondément divisée ; dès le début, il pourra jouer de l'appui que lui accordent certains princes contre un pouvoir impérial aussi clérical que contesté. Comme, d'autre part, il a, dès 1524, à faire face aux terribles révoltes populaires de la guerre des paysans, il sera confronté, dès le départ, à la question du pouvoir politique : rebelle à l'autorité impériale, il sera conduit à accorder une importance exagérée aux « bons princes », ceux qui soutiennent la Réforme ; craignant l'anarchie, il s'appuie sur eux pour combattre les paysans et ne tarde pas à justifier une alliance de fait entre la nouvelle Église évangélique et les États gouvernés par des princes protestants, alliance qui jouera un rôle central dans toute l'histoire du protestantisme allemand jusqu'à nos jours.
Calvin n'a en face de lui que la France, déjà solidement unifiée et organisée sous la direction d'un prince catholique : dès ses premières manifestations de rupture à l'égard du catholicisme, il doit prendre le chemin de l'exil et former des laïcs et pasteurs en vue d'une Église persécutée. Si l'on peut considérer sa tentative d'organiser Genève comme une compensation à son impuissance sociale et politique sur le plan français, il faut voir aussi que cet exemple d'une cité chrétienne, soumise d'ailleurs à un pouvoir terriblement autoritaire, reste aussi limité dans le temps qu'isolé dans l'espace. Jamais il n'a été, comme Luther, confronté aux problèmes du gouvernement des États.
L'établissement de la Réforme calvinienne
C'est par accident que Calvin se fixe à Genève : après la publication de l'Institution en 1536, il se rend en Italie et séjourne à Ferrare où, autour de Renée de France, un cercle d'évangéliques s'était constitué. Puis, après un bref séjour à Bâle, il se rend en France pour liquider ses affaires avant de s'exiler définitivement. Son intention est de s'établir à demeure à Strasbourg à côté de Bucer, avec qui il se sent en étroite parenté spirituelle, et de se consacrer exclusivement à la révision et à la mise au point de l'Institution. Mais la guerre entre François Ier et Charles Quint fait rage en Champagne ; Calvin doit donc faire le détour par Genève en juillet 1536. Il ne veut y rester qu'une nuit, mais Guillaume Farel, réformateur de la ville, apprend qu'il est de passage et veut le retenir. Calvin objecte en vain qu'il n'est qu'un homme d'étude et de cabinet.
C'est à contrecœur et bien décidé à ne pas quitter l'ombre studieuse qu'il s'installe au bord du Léman. Les circonstances ne tardèrent pas à l'obliger à sortir de sa réserve.
Car si la Réforme avait été prêchée à Genève dès 1532 par Guillaume Farel (1489-1565), ancien membre du groupe de Meaux, avec lequel il avait rompu à cause de la timidité de Lefèvre d'Étaples et de ses amis, s'il avait avec fougue évangélisé le diocèse de Gap, le comté de Montbéliard et la partie romande de la Suisse, si, à Genève, secondé par Pierre Viret, il avait obtenu en mai 1536 la suppression de la messe, la cause n'était pas gagnée pour autant, et le parti catholique résistait opiniâtrement.
Nommé « lecteur en la sainte Écriture », Calvin, chargé d'enseignement et de prédication biblique, est effaré par l'ignorance et l'anarchie du peuple qui se presse pour l'écouter ; de concert avec Farel, et dans le but d'organiser cette Église, il rédige quatre Articles qui sont soumis au Conseil de la ville : il faut que la communauté soit dressée comme une sentinelle prophétique du Royaume qui vient et qu'elle offre l'image bien concrète d'une société gouvernée par la Parole. La première urgence est l'instauration d'une discipline de la Cène : Calvin, qui en souhaite la célébration hebdomadaire, consent à ce qu'elle ne soit offerte aux fidèles qu'une fois par mois ; par contre, les pécheurs impénitents doivent pouvoir en être exclus. Cette excommunication lui apparaît comme une mesure pédagogique provisoire, destinée à « corriger ceux qui ne veulent pas se ranger amiablement et en toute obéissance à la Sainte Parole de Dieu ». De même, le chant public est instauré dans tous les cultes, afin que le peuple soit exercé à la prière, et l'instruction chrétienne des enfants, organisée. Une Instruction et confession de foy, dont on use en l'Église de Genève vient compléter les mesures disciplinaires, et l'on envisage de faire signer à tous les citoyens de la ville une « profession de foy ».
La ville regimbe, le magistrat craint d'être dépossédé de ses compétences et entre en conflit ouvert avec les réformateurs, prenant le contre-pied de leurs désirs et décisions. Ceux-ci, décidés à frapper un grand coup, prêchent le jour de Pâques 1538, mais- provocation délibérée- refusent de célébrer la Cène en cette solennité que les protestants ne séparent jamais du repas eucharistique. La réponse des autorités est l'exil : le 23 avril, Calvin, Farel et un autre prédicateur, Élie Couraud, quittent la ville.
C'en est fini, pense Calvin, considérant que Dieu le renvoie à ses chères études : derechef, il s'installe à Bâle. Mais Bucer est aux aguets : cette fois, c'est l'exemple de Jonas mené par Dieu là où il ne voulait pas aller qu'il lui rappelle ; il lui demande de venir à Strasbourg prendre soin pastoralement des Français réfugiés parce qu'ils fuient la persécution religieuse. En septembre 1538, Calvin accepte cette nouvelle charge ; il passera dans la capitale alsacienne trois années décisives du point de vue de son évolution liturgique et ecclésiologique.
Pasteur d'une communauté qui a subsisté jusqu'aujourd'hui et pour laquelle il met au point une liturgie et un psautier français, il est aussi professeur d'exégèse à la Haute École et participe à d'importants colloques ecclésiastiques. Mais il n'en poursuit pas moins ses travaux théologiques, préparant la seconde édition, latine (1539), puis française (1541), de l'Institution, publiant le premier de ses grands commentaires sur le texte clé de la Réforme, l'épître aux Romains, et un Petit Traité de la Sainte-Cène, où il précise sa conception du réalisme sacramentel : « … la communication que nous avons au corps et au sang du Seigneur Jésus […] est un mystère spirituel, lequel ne se peut voir à l'œil ni comprendre à l'entendement humain. Il nous est donc figuré par signes visibles selon que notre infirmité le requiert, tellement néanmoins que ce n'est pas une figure nue, mais conjointe avec sa vérité et substance. C'est donc à bon droit que le pain est nommé corps, puisque non seulement il le nous représente, mais aussi nous le présente. » Clairement opposée au symbolisme zwinglien, cette formulation d'une présence du Christ, garantie par le Saint-Esprit et donc réelle, recevra l'approbation de Luther vieillissant.
Cependant, Calvin n'oublie pas Genève et, comme le cardinal Jacques Sadolet (1477-1547), évêque de Carpentras, prélat humaniste et honnête, s'efforce de faire revenir les Genevois à l'Église catholique, il rédige une vigoureuse réplique à certaines accusations que le dignitaire romain a proférées contre lui : c'est l'Épître à Sadolet. Ce qu'il a voulu à Genève, ce qu'il veut partout et toujours, il l'exprime en quelques formules admirables : « Et moi, pour les retirer d'une telle erreur, n'ai point mis au vent une étrangère enseigne, a mis celui Tien noble étendard qu'il nous est nécessaire suivre si nous voulons être enrôlés au nombre de Ton peuple. »
Instamment rappelé par les Genevois, Calvin s'y rend pour quelques mois en septembre 1541, avec sa femme, la paisible Idelette de Bure, veuve d'un anabaptiste converti par lui, qu'il a épousée en août 1540. Il y restera jusqu'à sa mort et, malgré un accueil triomphal à son arrivée, devra constamment faire face aux attaques « de ceux du dehors ou du dedans ». La prétendue « dictature » qu'il est censé y avoir exercée sera, en fait, le combat quotidien d'un pasteur et d'un théologien exceptionnel contre les autorités et le peuple d'une ville facilement xénophobe et de tempérament plus frondeur que spirituellement profond.
Il met en place des « ordonnances » où sont traduits les grands principes de son ecclésiologie ; il rédige en 1542 un Catéchisme dont l'architecture (explication du symbole des Apôtres, du Décalogue, de l'Oraison dominicale, baptême et sainte cène) servira de modèle à la plupart des catéchismes réformés (c'est-à-dire calvinistes) jusqu'à nos jours ; il compose enfin, à l'instar de ce qu'il a connu et pratiqué à Strasbourg, une Forme des prières et chants ecclésiastiques, pour que la liturgie des paroisses soit conforme à la substance de l'Évangile.
Mais son ambition ne s'arrête pas là. En véritable héritier des scolastiques, il entend transformer Genève en « ville Église » et amener la population à « vivre selon l'Évangile » : d'où l'instauration d'une discipline de la cène, assortie d'une véritable police des mœurs qui sera très lourdement ressentie par les Genevois et suscitera parmi eux une opposition latente. Vivant lui-même une ascèse exemplaire, en quoi il voit la nécessaire concrétisation de l'Évangile dans sa vie, il n'a pas compris que si l'on peut s'imposer à soi-même un tel style de vie, on ne saurait forcer les autres à s'y soumettre. La rigueur avec laquelle il contraint les Genevois à vivre en chrétiens laissera dans la ville un souvenir terrible et compromettra, après sa mort, la poursuite positive de son œuvre. Et pourtant, de son vivant, la cité eut un rayonnement tel que, dans tous les pays d'alentour et spécialement en France, les persécutés « pour cause de religion » y voyaient un havre de liberté, dans lequel ils furent nombreux à venir chercher refuge. De 1540 à 1564, quelque mille nouveaux bourgeois y furent accueillis.
Les « ennemis du dehors », ce sont les « illuminés », faux spirituels qui tordent le sens des Écritures et qu'il invite à pourchasser partout où ils se manifestent, et jusqu'à la cour de Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre ; ce sont les « libertins », panthéistes amoraux ; ce sont les superstitieux de toutes sortes, astrologues et mages qui pullulent et abusent la crédulité des simples, voire la fragilité intérieure des grands ; ce sont les humanistes, sceptiques et moqueurs, qui tournent en dérision les exigences de l'Évangile et refusent le choix fondamental entre la vraie et la fausse Église. Pensant que l'ordre genevois les réprime efficacement et les amène, après des périodes d'excommunication prolongées, à retourner humblement à l'Évangile, Calvin les démasque et les dénonce partout ailleurs, et invite tous les responsables de la Réforme à n'avoir vis-à-vis d'eux ni illusions ni faiblesse. Comme Luther, il voit en eux, qui croient trouver dans le message de la liberté chrétienne un alibi à tous leurs errements, les pires ennemis du mouvement évangélique en expansion à travers toute l'Europe. Rudesse d'une époque révolue ou souci pastoral de qui connaît l'importance de l'enjeu et la fragilité de l'œuvre naissante ?…
Parfois, ces ennemis sont des personnes, pas seulement des groupes anonymes : en 1543, Calvin polémique rudement contre l'humaniste savoyard Sébastien Castellion (vers 1515-1563), qui lui semble mettre en doute l'autorité de l'Écriture. En 1551, il a un rude affrontement avec un ancien carme, Bolsec, qui rejette la double prédestination. En 1555, son adversaire est le luthérien Joachim Westphal (1520-1574), pasteur à Hambourg, qui, pour de mauvais motifs apologétiques, a pris le parti de confondre les positions calviniennes sur l'eucharistie avec celles des zwingliens. Mais la faute qui reste attachée au nom de Calvin, la faute que les protestants eux-mêmes ne lui pardonnent pas, c'est l'affaire Servet.
Nul doute que Calvin ait vu en Michel Servet (1509 ou 1511-1553) comme une effroyable synthèse et un maléfique concentré de toutes les erreurs, de tous les ennemis de l'Évangile qu'il lui fallait combattre et vaincre. Après avoir erré de ville en ville, ce médecin espagnol, qui exerçait aussi le métier de correcteur d'imprimerie et faisait montre d'une culture encyclopédique à la Rabelais, s'était aventuré dans le domaine théologique : il avait publié son De Trinitatis erroribus… en 1531 puis un exposé du christianisme dont le titre sonnait déjà comme une provocation aux oreilles de Calvin : Christianismi restitutio (1553). Dans ce mélange hétéroclite d'éléments philosophiques et évangéliques, Servet niait la divinité du Christ et la justification par la foi seule.
Cette doctrine se répand avec rapidité et connaît un succès certain. Calvin, qui considère l'homme comme un impie, mesure une fois de plus la menace qu'une telle doctrine fait courir à la Réforme. L'Église catholique ne le tient pas pour moins dangereux et, en 1553, réfugié à Vienne (Dauphiné) sous un faux nom, Servet n'échappe que de justesse au bûcher de l'Inquisition. C'est alors qu'il se rend à Genève, où il ne tarde pas à être arrêté et traduit en jugement. La coutume du temps voulait qu'il fût condamné au bûcher : il l'est, mais après un procès scandaleux, où la personne et les droits de l'accusé sont constamment méprisés et où Calvin tient un rôle déterminant.
Il ne suffit pas de constater que la Réforme tout entière approuva Calvin, le remerciant d'avoir délivré le monde d'un tel poison et d'avoir ainsi, une fois de plus, sauvé la foi. Sans doute Calvin était-il persuadé qu'il s'agissait d'une question de vie ou de mort et qu'il valait mieux tuer un homme que de laisser se répandre dans les âmes le venin mortel de l'hérésie et dans les Églises la peste de l'anarchie qu'elle entraîne. Il n'avait pas compris qu'en employant les procédés mêmes de l'Inquisition honnie il se mettait sur le même plan que les bourreaux de ses frères martyrs, pour qui, en 1536, il avait écrit l'Institution, et que la vérité de l'Évangile ne saurait être ni combattue ni défendue par les armes, sinon par le seul glaive de la Parole.
Comme Luther en face des paysans révoltés, Calvin a fait la tragique expérience du conflit existant entre l'annonce de l'Évangile et la défense de l'ordre établi, fût-il considéré comme chrétien. Admirable par sa passion de la vérité, dont il est le gardien, il est odieux par son intolérance vindicative.
Les dernières années
Malgré une santé de plus en plus atteinte par des troubles circulatoires, des rhumatismes et des calculs rénaux, Calvin déploie au cours de ses dernières années une activité stupéfiante. « Arc toujours tendu », comme l'appelle un de ses amis, il vit dans un service permanent de sa bien-aimée Église : prêchant tous les jours une semaine sur deux, donnant trois leçons de théologie par semaine, prenant part de façon toujours décisive aux séances du consistoire (direction de l'Église par les pasteurs et anciens réunis) et aux colloques théologiques, visitant les malades et consolant les mourants, il trouve encore moyen de rédiger une œuvre littéraire énorme (59 volumes in-4°) et d'entretenir une correspondance de plus de 4 000 lettres avec le monde entier, depuis les simples chrétiens qu'il exhorte à persévérer dans la foi et à grandir dans la connaissance jusqu'aux Églises persécutées, et en particulier à ses chers Français, et aux princes et grands de la terre, qu'il rappelle à leurs responsabilités et à leurs devoirs d'état.
C'est ainsi que, de Genève, Calvin prend une part prépondérante à l'organisation des Églises réformées en France, auxquelles adhèrent une partie importante de la noblesse (Antoine de Bourbon, Louis de Condé, Gaspard de Coligny) et du clergé, des parlementaires, des bourgeois, des ouvriers, à tel point que, vers 1560, on peut se demander si la France, qui compte peut-être un tiers de protestants, ne va pas tout entière passer à la Réforme. Le conservatisme des masses paysannes, attachées au culte des saints et au culte des morts, que la Réforme dénonçait comme idolâtres, et la sanglante répression organisée par le pouvoir royal bloquèrent cette évolution. En 1559, lors du premier « synode national », réuni à Paris et regroupant les délégués pasteurs et laïcs des paroisses locales, Calvin envoie aux Églises un projet de confession de foi, qui, quelque peu modifié, fut définitivement adopté en 1571 au septième synode national, à La Rochelle, et porte, de ce fait, le nom de Confessio gallicana ou Confession de La Rochelle.
Cependant, Calvin porte sans cesse en lui le souci du rétablissement de l'unité chrétienne, au sens large- c'est pourquoi il encourage les efforts dans ce sens de Théodore de Bèze- et à l'intérieur de la famille évangélique : s'il échoue sur le plan luthérien, il réussit en 1549 à conclure avec les successeurs de Zwingli le Consensus tigurinus, qui unit les courants calviniste et zwinglien, ce dernier ayant abandonné la doctrine symboliste de son fondateur sur l'eucharistie ; de plus, Calvin entretient avec l'anglicanisme des rapports positifs qui contribuent à le maintenir dans le sein du protestantisme.
En 1559, Calvin couronne son œuvre genevoise en créant une académie qui jouit bientôt d'un renom international. Dirigée par Théodore de Bèze et illustrée par l'enseignement de maîtres éminents, à la tête desquels se trouve Calvin lui-même, elle compte rapidement plusieurs centaines d'étudiants venus de tous les pays d'Europe et forme bon nombre de théologiens et de laïcs qui joueront un rôle décisif dans l'extension de la Réforme dans leurs pays respectifs.
Chétif et sévère, timide et implacable, brûlé du feu intérieur qu'a allumé en lui l'Évangile, haï et craint par les uns, aimé et vénéré par d'autres, le corps consumé par l'énorme labeur que lui impose un esprit ardent et impérieux, le cœur épuisé par toutes les émotions que répercute une sensibilité cachée réagissant de façon extrême à la moindre attaque comme à la plus petite manifestation d'amitié, il va mourir après avoir communiqué ses dernières volontés à ses collègues pasteurs et théologiens, rassemblés autour de son lit. Depuis longtemps, il est seul : sa femme et son fils sont morts avant lui. Qu'importe, n'a-t-il pas de par le vaste monde des fils par milliers qui, aujourd'hui encore, lui sont redevables du plus précieux héritage : l'Évangile de la grâce, sens et liberté de leur vie ?
Une dernière fois, il parle : « Il a eu pitié de moi, Sa pauvre créature, pour me retirer de l'abîme de l'idolâtrie où j'étais plongé, pour m'attirer à la clarté de Son Évangile et me faire participant de la doctrine de salut de laquelle j'étais par trop indigne […]. Il a étendu vers moi Sa merci jusque-là de Se servir de moi et de mon labeur pour porter et annoncer la vérité de Son Évangile […]. Hélas ! le vouloir que j'ai eu et le zèle- s'il le faut ainsi appeler- a été si froid et si lâche que je me sens bien redevable en tout et partout, et si n'était Sa bonté infinie, toute l'affection que j'ai eue ne serait que fumée voire même que les grâces qu'Il m'a faites me rendraient tant plus coupable, tellement que mon recours est à ce qu'étant Père de miséricorde, Il doit et Se montre Père d'un si misérable pécheur. » Il meurt le 27 mai 1564.
Le « deuxième patriarche de la Réforme » (Bossuet) est enterré anonymement. Nul ne sait où est sa tombe.