Le Jubilé ? « Un nouvel Avent », ainsi que Jean-Paul II l'a défini. Une année de grâce, un appel à un effort exceptionnel de justice sociale dans l'équité et la liberté, un temps consacré d'une manière particulière à Dieu. Selon la loi de Moïse et les prescriptions détaillées contenues dans des livres de l'Ancien Testament – Exode, Lévitique, Deutéronome –, il y avait une année sabbatique tous les sept ans, pendant lesquels on laissait reposer la terre, on libérait les esclaves et remettait les dettes. Ce qui concernait l'année sabbatique valait aussi pour l'année jubilaire qui, elle, revenait tous les cinquante ans. C'était une occasion, entre autres, de rétablir l'égalité entre les fils d'Israël. Le premier pape à décréter une année sainte est Boniface VIII. Un événement dont Dante a dépeint la célébration triomphale. À ceux qui feraient le pèlerinage à Rome, ce pape accordait en échange le pardon de leurs fautes, autrement dit des indulgences. Depuis, cent vingt années saintes ont été proclamées tous les cinquante ans, puis tous les vingt-cinq ans. Dernières en date, 1950 et 1977, sans compter les jubilés extraordinaires de 1973 et 1983 en commémoration de la mort du Christ.

Lorsque, en juin 1994, Jean-Paul II annonce donc aux cardinaux réunis en consistoire que le jubilé de l'an 2000 va être l'occasion pour l'Église de faire acte de repentance pour toutes ses fautes, c'est peu dire qu'il ne soulève pas l'enthousiasme autour de lui. Devant ce que, déjà, ils dénoncent comme une inutile autoflagellation, nombre d'évêques et de membres de la curie renâclent et ne se gênent pas pour dire que le pape commet une grave erreur. Les épiscopats des pays de l'Est protestent, sous prétexte qu'un tel acte risque de raviver les luttes antireligieuses et anticatholiques des régimes communistes. Les autres confessions chrétiennes, protestants et orthodoxes, n'y font, de leur côté, que peu d'écho, estimant que le Souverain Pontife ne les a pas associés à sa démarche. En France, seuls certains milieux catholiques, surpris et déconcertés, marquent leur opposition. À ceux-là, quelques évêques tenteront d'expliquer qu'il s'agit de la part du Saint-Père d'un geste de solidarité envers ceux qui les ont précédés, sans pour autant se dire responsables de leurs actes.

Pour purifier la mémoire, Jean-Paul II n'a pas attendu le Jubilé. Au cours de ses vingt-deux ans de règne, il a formulé pas moins d'une centaine de demandes de pardon. Dans aucun de ses voyages, en effet, il n'y a manqué lorsqu'il estimait que, dans le pays visité, l'Église se devait d'exorciser ses démons. Dans les pays musulmans, il n'omettra jamais d'appeler ses « frères » les disciples du Coran, qui n'ont toutefois pas oublié les croisades. À Assise, une première fois, il proclame que tous ceux qui reconnaissent Abraham comme leur père dans la foi sont les frères des chrétiens. Et, en 1993, dans cette même cité de saint François, où pour la première fois, musulmans, shintoïstes, bouddhistes, juifs et chrétiens de toutes obédiences ont répondu à son invitation à prier tous ensemble avec lui, le souverain pontife fait cet aveu : « Nous autres, catholiques, nous n'avons pas toujours apporté la paix. » En Australie, il se repent pour la non-assistance de l'Église envers les Aborigènes. À La Nouvelle-Orléans, il déclare : « Il n'y a ni Église noire, ni Église blanche, ni Église américaine. Il doit y avoir dans l'unique Église de Jésus-Christ une maison pour les Blancs, les Noirs, les Américains, toutes les cultures et toutes les races. » En 1995, il met tout son poids pour convaincre les évêques polonais et les évêques allemands d'offrir le pardon pour leurs erreurs historiques réciproques. Trois ans plus tard, en République tchèque, il implore la miséricorde, au nom de tous les catholiques, pour Jan Hus, précurseur de la Réforme qui, en 1415, venu au concile de Constance pour défendre ses idées, fut aussitôt jeté en prison et, malgré le sauf-conduit de l'empereur catholique Sigismond, condamné pour hérésie et conduit au bûcher. Hus était aussi accusé d'avoir enseigné que l'unique autorité de l'Église était l'Écriture sainte et de s'être opposé au despotisme de la papauté et aux scandales qui devaient provoquer le grand schisme d'Occident. Un schisme qui allait durer trente-neuf ans et semer la discorde non seulement dans l'Église, mais dans toute l'Europe. En Scandinavie, Jean-Paul II déclare que Luther n'est plus excommunié, toute excommunication prenant fin, devait-il préciser, avec la mort d'un homme. Aux Indiens d'Amérique latine, aux Africains déportés comme esclaves, il exprime le même repentir. Il condamne l'apartheid, le génocide au Rwanda, reconnaissant que des chrétiens portent de lourdes responsabilités dans les massacres. À ces derniers, et surtout à ses fidèles, il demande comme une exigence, s'ils sont coupables, d'accepter d'être jugés. Il lance un appel semblable lors des guerres du Golfe et des Balkans. Il ne fait l'impasse sur aucune des formes de violence perpétrées au cours des siècles au nom de la foi : guerres de Religion, tribunaux de l'Inquisition et autres multiples violations des droits de l'homme.

Les rapports entre les catholiques et les juifs

Mais Jean-Paul II sait bien que le plus lourd contentieux est celui des rapports des chrétiens, et surtout des catholiques, avec les juifs. Ce contentieux dure depuis vingt siècles, alimenté au cours des âges par d'innombrables et lamentables légendes, dont fait partie le trop fameux Protocole des Sages de Sion, dont Hitler se serait inspiré. À partir des croisades, les juifs sont, en Europe, assimilés aux infidèles profanateurs des Lieux saints de Palestine. Louis IX, ou Saint Louis, fait un autodafé de vingt-six charrettes emplies de livres du Talmud. Au xiiie siècle, ils ne sont pas épargnés par les papes Innocent III et Grégoire IX, organisateurs de l'Inquisition, et par Innocent IV, qui autorise les tortures dans les procès. En Espagne, ils sont contraints de se convertir, et les fausses conversions sont sévèrement réprimées par l'Inquisition. Au siècle suivant, ils sont accusés de répandre la peste et subissent, en conséquence, les pires sévices. Seuls les États pontificaux (Comtat Venaissin, Avignon, Carpentras) les protègent en échange de leur argent. Le IIIe concile de Latran (1179) leur fera obligation de porter la rouelle, tandis que les chrétiens se voient interdire d'habiter avec eux, obligation qui sera confirmée par Benoît XIV (1740-1758), Clément XII (1758-1768) et aussi Pie VI (1775-1799), lequel y ajoute la défense de sortir la nuit sous peine de mort. De tous ces oukases naîtront les ghettos. Au xixe siècle, Pie IX (1846-1878), que Jean-Paul II vient de béatifier, soulevant de vives polémiques, condamne la liberté de conscience, qu'il qualifie de « délire », et affirme dans son Syllabus que la religion catholique doit être considérée comme l'unique religion d'État, à l'exclusion de toutes les autres. Au xxe siècle, Pie X (1903-1914), que Pie XII a canonisé, déclare sans scrupule : « Les juifs n'ont pas reconnu Notre Seigneur ; on ne peut donc reconnaître le peuple juif. » Ainsi, pratiquement jusqu'à Benoît XV (1914-1922), la papauté a fait preuve d'antisémitisme. C'est Pie XI (1922-1939), qui, en 1937, sous l'influence du cardinal Pacelli, le futur Pie XII, dans sa célèbre encyclique Mit Brennender Sorge (« Avec un souci brûlant »), condamne la politique antisémite du national-socialisme. Le même Pie XI qui, quelques mois plus tard, devant des pèlerins belges, allait lancer ces mots demeurés fameux : « Nous sommes tous spirituellement des sémites. » Quant à Pie XII (1939-1958), il lui sera fait grief de son silence lors des déportations massives, alors que les archives vaticanes, jusqu'ici révélées, démontrent qu'il s'est tu sous la pression, entre autres, des épiscopats de Hollande et de l'Europe de l'Est, au prétexte que chacune de ses interventions entraînait les pires représailles. Il n'en a pas moins, c'est un fait acquis, sauvé nombre de juifs de Rome en leur ouvrant le Vatican, les couvents et les séminaires de la Ville éternelle, ainsi que l'ont reconnu nombre de membres de la communauté israélite. Son successeur, Jean XXIII (1958-1963), lui, fera supprimer de la liturgie du Vendredi saint la prière « pour les juifs perfides ». Vatican II, dans la déclaration sur l'Église et les religions non chrétiennes, Nostra Aetate, allait mettre l'accent sur le lien fondamental entre chrétiens et juifs, les invitant à un dialogue fraternel.